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Comment la France compte-t-elle ses morts ?

Tombe fleurie pour la Toussaint (Pixabay)

Gilles Pison, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et France Meslé, Institut National d’Études Démographiques (INED)

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, l’avalanche d’informations sur le nombre des morts laisse une impression contradictoire : ils seraient comptés jour après jour mais gravement sous-estimés.

Comment donc s’y prend-on en France pour décompter les morts, et que valent les chiffres ?

Nous décrirons ici le mode de comptage par temps calme pour comprendre comment il a dû s’adapter dans la tempête que constitue l’épidémie de Covid-19, mais aussi à la suite des autres épidémies et catastrophes survenues depuis vingt ans, comme la canicule de 2003, les attentats de Paris en 2015 ou les grippes meurtrières des derniers hivers.

Compter les décès par temps calme : un système bien rodé mais qui prend du temps

En France, les décès sont enregistrés de façon systématique depuis plusieurs siècles, dans les registres paroissiaux des sépultures sous l’Ancien Régime, puis dans les registres municipaux de décès tenus par les officiers d’état civil.

Couverture du registre des décès de Vitry-sur-Seine de 1910.
Authors provided’

Ces informations sont envoyées à l’Insee, tandis que les certificats médicaux contenant les causes de décès sont protégés par le secret médical et réservés à l’Inserm. L’exploitation de ces deux séries produit en routine une batterie d’indicateurs permettant de suivre la mortalité et les causes de décès avec un grand détail.

Or il faut du temps pour que les bulletins remontent des mairies à l’Insee ou à l’Inserm et soient correctement traités. L’Insee publie le nombre des décès dans le mois qui suit, tandis que le centre spécialisé de l’Inserm, le CépiDc, publie la statistique des causes de décès une ou plusieurs années après, tant est complexe le cheminement des informations (figure 1).

Figure 1. Cheminement papier de la transmission des informations.
CépiDc

Les systèmes statistiques à l’épreuve de la canicule de 2003

La canicule survenue début août 2003 a entraîné près de 15 000 décès supplémentaires en France en l’espace de 10 jours, principalement chez les personnes âgées. Mais on ne l’a su que bien plus tard.

Sur le moment, ce ne fut pas la statistique publique qui sonna l’alerte mais les urgentistes et les entreprises de pompes funèbres.

On découvrait ainsi que la statistique publique était mal armée pour déceler en temps réel les épidémies ou les catastrophes. Il fallut l’adapter pour qu’elle produise des premiers chiffres sans attendre les bilans annuels ou mensuels. C’est ainsi que l’Insee délivre désormais un bilan hebdomadaire des décès à Santé publique France pour la surveillance de la grippe saisonnière.

Le système est devenu très réactif grâce à la transmission électronique d’une fraction croissante des bulletins de décès entre les mairies et l’Insee (88 % en 2019). Les médecins, à leur tour, ont commencé à expédier des certificats de décès dématérialisés (figure 2), mais ce progrès est encore en cours : 18 % seulement des décès sont certifiés électroniquement en 2020, ce qui réduit la capacité du système à assurer la surveillance immédiate des épidémies.

Figure 2, transmission électronique.
Cepidc

Le bilan de la grippe : autour de 14 000 décès lors des hivers 2016-2017 et 2017-2018

Cette nouvelle organisation a cependant permis d’améliorer la surveillance de la grippe hivernale. L’excès de mortalité qui l’accompagne est estimé de façon indirecte en comparant semaine après semaine les décès observés aux décès « attendus », c’est-à-dire aux courbes des décès qui découlent des variations saisonnières ordinaires estimées à l’aide de modèles (figure 3).

Depuis 2013, quatre hivers ont connu des épidémies de grippe particulièrement meurtrières, repérables par autant de pics sur la figure : les hivers 2014-2015, 2016-2017, 2017-2018 et 2018-2019. En comparaison, les épidémies des hivers 2013-2014, 2015-2016 et 2019-2020, n’ont entraîné qu’une faible surmortalité, la grippe ayant été moins grave.

Figure 3. Nombres de décès hebdomadaires attendus et observés depuis 2014. (sources : Santé Publique France et Insee)
Santé Publique France et Insee

À l’issue de chaque épidémie de grippe, Santé publique France peut donc estimer le niveau de surmortalité. Les chiffres publiés sont impressionnants : environ 20 000 décès supplémentaires dans les hivers 2016-2017 et 2017-2018, et 12 000 dans l’hiver 2018-2019.

En revanche, la dernière épidémie de grippe, celle de l’hiver 2019-2020, n’a pas dégagé de surmortalité notable.

Il faut toutefois rappeler que les décès excédentaires observés dans les épisodes de grippe les plus sévères ne sont pas tous imputables à la grippe elle-même, même si elle a pu y contribuer. On estime que la grippe est directement à l’origine d’environ 70 % de la surmortalité dans les hivers les plus meurtriers, soit environ 14 000 décès en 2016-2017 et autant en 2017-2018, suivis de l’hiver 2018-2019, avec environ 8 000 décès.

Des chiffres publiés chaque jour, mais que valent-ils ?

Moyennant quelques adaptations, le système utilisé pour la surveillance de la grippe saisonnière a été repris pour le bilan hebdomadaire de l’épidémie de Covid-19.

Mais, comme pour la grippe saisonnière, ce n’est qu’en fin d’épidémie, après un certain délai, qu’il sera possible de quantifier la surmortalité due au Covid-19. Or les autorités de santé, qui souhaitent communiquer chaque soir un bilan journalier des décès, aimeraient disposer de décomptes en temps réel.

Elles ne peuvent s’appuyer pour cela sur les deux systèmes décrits plus haut. L’Insee a beau publier dorénavant le nombre journalier des décès par département, comparé à celui observé l’an dernier à la même époque, cette information particulièrement précieuse pour suivre l’épidémie couvre tous les décès sans distinction de cause (rappelons que la cause de décès n’est pas traitée par l’Insee mais par l’Inserm) et elle n’est disponible qu’avec un délai de 10 jours (7 jours pour une estimation moins précise à partir des seuls bulletins transmis électroniquement).

L’Inserm, de son côté, ne peut produire le décompte journalier des décès par Covid-19 en temps réel, vu la faible part des certificats de décès électroniques remplis par les médecins.

Une troisième source de données, mais ne couvrant que les décès hospitaliers

Santé publique France se tourne donc vers une troisième source pour estimer le nombre journalier de décès par Covid-19 : le Système d’information pour le suivi des victimes d’attentats et de situations sanitaires exceptionnelles (SI-VIC). Mis en place à la suite des attentats terroristes de Paris de novembre 2015, ce système récupère le nombre de décès par Covid-19 transmis chaque jour par chaque hôpital. Il laisse donc de côté les décès survenus à domicile ou en maison de retraite (Ehpad). Or de façon générale un peu plus de la moitié des personnes meurent à l’hôpital (53 % en 2018), près d’un quart à domicile (24 %), et une sur sept en maison de retraite (13 %) (le reste mourant dans un lieu public ou un lieu non précisé dans le bulletin de décès).

Le nombre de décès par Covid-19 survenus à l’hôpital sous-estime donc la mortalité réelle, mais sans qu’on sache de combien. Le bilan publié le 5 avril, mais annoncé comme étant encore partiel, dénombre 2189 décès par Covid-10 survenus en Ehpad depuis le début de l’épidémie, qui s’ajouteraient donc aux 5 889 survenus à l’hôpital, soit un gros tiers en plus.

Une nouvelle base de données internationale

Le décompte journalier du nombre de décès dus au Covid-19, même s’il sous-estime la réalité, est cependant utile pour suivre la progression de l’épidémie et repérer les changements dans la vitesse de propagation.

Mais il faut disposer d’informations plus détaillées sur le nombre des décès par sexe et âge pour pouvoir répondre à des questions élémentaires sur la mortalité par Covid-19 : les hommes meurent-ils vraiment plus que les femmes ? La part des jeunes tend-elle à augmenter ? De façon plus générale, comment le risque de mortalité varie-t-il selon le sexe et l’âge ? Ces variations se retrouvent-elles dans d’autres pays ? Certains pays sont-ils plus frappés que d’autres ?

L’Institut national d’études démographiques (Ined) vient de mettre en ligne une base de données internationale fournissant ce type d’information pour différents pays, en les actualisant jour après jour, et en les assortissant pour chaque pays de notices sur les sources et la qualité des informations. L’objectif est de stimuler la recherche sur la démographie des décès par Covid-19 en facilitant l’accès aux données de base.

À titre d’exemple, nous nous sommes appuyés sur ces données pour comparer, dans le cas de la France, la répartition par âge de trois séries de décès : les décès par Covid-19 survenus à l’hôpital en 2020, les décès de 2015 dus à la grippe, et l’ensemble des décès de 2018 sans distinction de cause (figure 4).

Figure 4. Distribution par âge des décès (%). Comparaison entre les décès par Covid-19, ceux de la grippe de 2015, et l’ensemble des décès de l’année 2018, France.
calculs des auteurs utilisant les données de l’Ined, Author provided

Le déficit des décès hospitaliers par Covid-19 est très visible aux âges les plus élevés, ce qui montre bien que le bilan hospitalier laisse de côté les décès des personnes les plus âgées, faute d’inclure les maisons de retraite.

Ainsi, d’après le décompte cumulé de la mortalité hospitalière arrêté au 5 avril 2020, 18 % seulement des personnes décédées du Covid-19 en 2020 ont 90 ans ou plus, contre 47 % des personnes décédées de la grippe de 2015, et 27 % de l’ensemble des personnes décédées en 2018 quelle que soit la cause de décès.

L’Italie ne compte probablement pas tous ses décès non plus

On peut aussi comparer la distribution par âge des décès par Covid-19 dans plusieurs pays (figure 5). L’Allemagne et l’Italie disent avoir compté tous leurs décès, alors que l’Espagne et la France se sont limitées aux décès hospitaliers.

On découvre pourtant que la distribution par âge observée en Italie est beaucoup plus proche du profil français ou espagnol que du profil allemand, ce qui suggère que l’Italie ne capte pas bien les décès des plus âgés. En Allemagne, la faible part des décès de personnes de 90 ans ou plus interroge également.

Figure 5. Distribution par âge des décès par Covid-19 en 2020 (%). Comparaison entre 4 pays (Allemagne, Italie, Espagne et France).
Calculs de G. Pison et F. Meslé utilisant les données de l’Ined : https://dc-covid.site.ined.fr/)

En pleine épidémie ou catastrophe, la remontée et le traitement des informations même accélérés se font avec quelques jours de décalage, et ne couvrent pas tous les décès. Il faut plusieurs semaines ou plusieurs mois pour pouvoir décompter précisément tous les morts et examiner quelles catégories ont été les plus affectées.


Cet article est publié à l’occasion de la mise en ligne par l’Institut national d’études démographiques d’un site sur la démographie des décès par Covid-19 : dc-covid.site.ined.fr/The Conversation

Gilles Pison, Anthropologue et démographe, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et chercheur associé à l’INED, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et France Meslé, Démographe, Institut National d’Études Démographiques (INED)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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