Michaël Bret, Sciences Po – USPC et Cyrille Bret, Sciences Po – USPC
Ce dimanche 8 avril, les électeurs hongrois se rendront aux urnes pour élire les 199 députés de leur Assemblée nationale et ainsi désigner leur premier ministre. Le sortant, Viktor Orbán, héraut revendiqué de la « démocratie non-libérale », électrise aussi bien le débat politique intérieur que la scène politique européenne. À l’instar de Vladimir Poutine, sa renommée à l’extérieur est inversement proportionnelle à sa popularité à l’intérieur.
Pour comprendre les enjeux structurels de ces législatives dans un État charnière dans l’Union, il convient de prendre en compte mais également de dépasser les déclarations fracassantes du leader hongrois : en se posant en protecteur de la souveraineté nationale face aux quotas de migrants imposés par Bruxelles, en se faisant (jusqu’à il y a peu) l’avocat de la levée des sanctions et de l’amélioration des relations avec la Russie, ou encore en se donnant le rôle de défenseur de l’identité chrétienne de l’Europe dans un pays largement sécularisé, Viktor Orbán brouille l’image du pays sur la scène européenne.
Or, il ne résume pas à lui seul la politique hongroise : ce pays de 9,8 millions d’habitants est aujourd’hui face à trois grands défis que la prochaine législature devra affronter. Et l’avenir de la Hongrie engage celui de l’Europe : on le voit en Pologne, en Autriche et en Tchéquie, l’avenir de l’Union se joue en Mitteleuropa !
Premier enjeu : un paysage politique en évolution ?
Ces élections prennent place dans une séquence politique apparemment favorable au Fidesz, le parti du premier ministre sortant. Au pouvoir de 1998 à 2002, puis à partir de 2010, ce parti domine la scène politique nationale, tout particulièrement dans la plaine pannonienne et dans la Hongrie des frontières de l’Est.
Lors des législatives précédentes, en 2014, avec une participation de 61 %, la coalition formée par le Fidesz (44 % des voix) et ses alliés chrétiens-démocrates du KDNP (25 % des voix) avait remporté la majorité absolue de deux tiers, raflant 133 sièges en tout et laissant les extrémistes de droite du Jobbik (20 %) bien loin derrière. De même, en 2017, le candidat soutenu par le Fidesz pour occuper le poste de président de la République de Hongrie, Jànos Ader, un des créateurs du Fidesz et un proche de Viktor Orbán, a été réélu à une très large majorité par les grands électeurs.
Mais la victoire du Fidesz et une nouvelle primature d’Orban sont-elles vraiment assurées le 8 avril ?
L’extrême droite en quête de notabilité
Le parti Jobbik est dans une dynamique de contestation du leadership d’Orbán : il est aujourd’hui crédité de 15 % à 18 % d’intention de vote. Dès 2014, il avait presque remporté la victoire dans des bastions du Fidesz, comme à Mickolc. Longtemps explicitement antisémite, anti-Roms et anti-européen, il s’est aujourd’hui assagi au moins dans sa rhétorique, sous la conduite de son jeune créateur et dirigeant, Gabor Vona.
Comme le Front national français et comme le FPÖ autrichien, il a cherché à se notabiliser en se recentrant pour n’être pas condamné à une fonction tribunicienne. Il est vrai que les thématiques du parti ont été, en grande partie, reprises par le premier ministre sortant à partir de 2015.
Toute la question porte aujourd’hui sur le score de Jobbik : dépassera-t-il les 20 % de voix comme lors des législatives de 2014 ? Et sera-t-il en mesure de contester la probable majorité Fidesz ? La réponse est sans doute non, en raison de son incapacité à fédérer d’autres partis et d’autres groupes sociaux que son électorat.
Autre élément d’inquiétude pour la majorité sortante, un front « Tout sauf le Fidesz » a semblé s’esquisser lors d’une élection locale : en février dernier, à Hodmezövasarhely, bastion du parti au pouvoir, le candidat indépendant a réussi à défaire largement (mais de façon complètement inattendue) le candidat du Fidesz avec 57 % des voix en coalisant les différents partis d’opposition et en mobilisant sur des thèmes locaux, sociaux et économiques ainsi que sur des questions locales.
Le premier enjeu de ces élections est donc moins la victoire du Fidesz (elle semble certaine) que les conditions de cette victoire : si le taux d’abstention est élevé, si les partis concurrents se désistent les uns pour les autres et si son principal rival, le Jobbik, dépasse son score de 2014, alors l’hégémonie du Fidesz sera ébranlée.
Deuxième enjeu : faire de l’économie la priorité
Le deuxième enjeu de l’élection et de la prochaine mandature est évident : il faut que le développement économique redevienne le thème central de la vie publique hongroise. Ce pays, riche de potentialités, en a radicalement besoin.
Dans une économie très atone où les risques macroéconomiques s’accumulent et le ralentissement des investissements a fait retomber la croissance à 2 % en 2016, les enjeux économiques sont pourtant les grands absents du débat électoral. Les importantes réformes économiques ne sont pas au centre des programmes, et les partis ne s’affrontent ni sur le bilan ni sur les perspectives économiques.
Le fait n’est pas nouveau : depuis la transition, les déterminants socioéconomiques du vote sont plus liés au niveau d’éducation et à la situation géographique (ville/campagne, ou fiefs électoraux) qu’au niveau de revenu individuel de l’électeur ou au dynamisme économique de sa région.
Sous la menace de la Commission de Bruxelles
Le scrutin aura lieu quelques semaines après la discussion engagée par la Commission de déclencher l’article 7 du Traité de Lisbonne pour la Pologne et la Hongrie. Ce sont les répercussions de ce déclenchement qui pourraient, à moyen terme, avoir le plus d’impact sur l’économie hongroise. Les fonds européens pour le prochain cycle (2021–2027) sont en effet discutés alors que les deux pays pourraient voir leurs droits de vote suspendus au Conseil si la situation venait à s’envenimer.
Or ces élections sont en prise directe avec ce processus, car l’article 7 sanctionne une « violation grave par un État membre des valeurs » de l’Union (démocratie, égalité, État de droit…). Ce sont les réformes institutionnelles du Fidesz, au pouvoir depuis huit ans, qui ont mené la Commission à proposer le déclenchement. Suivant l’équilibre des pouvoirs au lendemain de l’élection du 8 avril, la tendance pourrait s’accélérer ou s’inverser.
L’enjeu économique est considérable pour la Hongrie : les transferts nets européens représentent 6 % de l’économie nationale, un record absolu (la Bulgarie, deuxième à 4,5 %, est largement devancée).
À court terme, cependant, l’enjeu économique de l’élection semble limité, car les secteurs réglementés ont été systématiquement réformés et leurs intérêts verrouillés par des concessions longues ou des acquisitions. Les centres de pouvoir et de décision sont également suffisamment sous contrôle pour qu’aucune fuite de capitaux ne soit à craindre si le Fidesz perdait sa majorité, ou inversement qu’un afflux ne se produise s’il retrouve la majorité des deux tiers.
C’est sur le long terme que l’enjeu de l’élection d’avril 2018 va peser sur l’économie hongroise : sur l’indicateur de Transparency International Corruption Perceptions Index, la Hongrie a glissé entre 2009 et 2017 de la 46e à la 66e place, derrière la Jordanie, Cuba ou le Monténégro.
La question du vote des Transylvaniens
Le plus grand paradoxe de ce scrutin concerne l’articulation inattendue entre le politique et l’économique, en dehors des frontières du pays : en Transylvanie (Roumanie) et dans les autres régions limitrophes. Les Transylvaniens qui se déclarent d’origine hongroise ont reçu la citoyenneté en 2010 et le droit de participer aux élections nationales. En 2014, le Fidesz et ses alliés avaient assisté une centaine de milliers d’électeurs de ce bastion de la droite à obtenir leur carte d’électeur puis à voter, récoltant 95,5 % de votes pour Fidesz.
En 2018, c’est leur participation qui déterminera, en grande partie, l’ampleur de la victoire d’Orbán. Pourtant, le résultat de l’élection n’aura quasiment aucun impact sur la vie quotidienne de cet électorat crucial. Mis à part quelques projets d’apparat financés par le gouvernement Fidesz de manière très ciblée, aucune retombée économique directe de l’élection ne concernera ces circonscriptions déterminantes.
Troisième enjeu : un repositionnement de la Hongrie en Europe ?
Ces élections auront également un retentissement européen, à l’instar de l’élection présidentielle en République tchèque qui a récemment attiré l’attention de l’Europe. Toute la question est de savoir si la nouvelle primature annoncée de Viktor Orbán poursuivra sa ligne de rupture avec l’intégration européenne ou si elle choisira une inflexion.
Depuis au moins 2015, Viktor Orbán a choisi la ligne de la tension avec l’Union européenne. Il a contesté la décision de l’Union de répartir la charge des migrants et des réfugiés en Europe. Il a activement contribué à l’activité du groupe de Visegrad (qui réunit la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie) dans un mouvement de promotion des souverainetés nationales contre les politiques fédérales et le couple franco-allemand.
Viktor Orbán s’est aussi ouvertement rapproché de la coalition ÖVP-FPÖ en Autriche. Il a insisté, dans les enceintes européennes, sur la nécessité de conserver une coopération avec la Russie et de lever les sanctions. Il a même réclamé 500 millions d’euros aux institutions européennes pour compenser les dépenses engagées par la Hongrie pour faire face à l’afflux de migrants. En retour, l’Union européenne a engagé des procédures contre lui, notamment concernant la régularité de l’utilisation des fonds structurels en Hongrie.
Toutefois, la nouvelle mandature d’Orbán interviendrait dans un contexte qui pourrait l’inciter à quelques inflexions. Tout d’abord, durant la crise consécutive à l’affaire Skripal entre Londres et Moscou, la Hongrie s’est affirmée, de façon inattendue, comme un avocat de la ligne dure sur l’expulsion des diplomates russes. En outre, le gouvernement de coalition allemand ayant été constitué et des initiatives pour la relance de la construction européenne ayant été réalisées depuis l’élection d’Emmanuel Macron, Budapest ne sera plus en position de force pour faire entendre une tonalité souverainiste.
Un repositionnement européen de Budapest est donc tout à fait possible. Il est même souhaitable : de même que la Hongrie ne peut se passer de l’Europe, de même l’Europe ne peut se passer de la Hongrie.
Michaël Bret, Enseignant en économie, Sciences Po – USPC et Cyrille Bret, Maître de conférences, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.