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Scandale Oxfam : peut-on vraiment contrôler la vie privée des employés dans les ONG ?

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Un membre du personnel d’Oxfam aide une famille à transporter des vivres à Juba, au Soudan du Sud. Le scandale qui affecte aujourd’hui l’ONG doit-il remettre en question l’ensemble de son travail?
Oxfam East Africa/Wikimedia, CC BY-ND

Erwan Queinnec, Université Paris 13 – USPC

Le scandale visant des employés de l’organisation non gouvernementale (ONG) humanitaire britannique Oxfam ne cesse de s’épaissir. L’institution vient en effet de révéler que ses trois (ex)employés accusés d’échanges sexuels tarifés lors de missions en Haïti auraient menacé physiquement les témoins impliqués en 2011.

Le rapport fait suite à l’article du journal britannique le Times qui révélait le 9 février que cette organisation, l’une des plus importantes du monde en termes de budget comme de notoriété, avait dissimulé le comportement inapproprié (voire criminel) de certains de ses employés expatriés au Tchad (2006) et en Haïti (2011).

L’onde de choc provoquée par cette nouvelle a eu des effets considérables, entraînant la démission de la responsable des programmes concernés et obligeant son directeur général à publier une lettre de contrition, dans laquelle sont notamment annoncées des mesures drastiques de prévention, détection et sanction des comportements abusifs.

Les enjeux sont, il est vrai, cruciaux. Le gouvernement britannique a ainsi menacé de retirer son concours à l’ONG – cela porte sur plusieurs dizaines de millions de livres sterling – et certains de ses « ambassadeurs », tels l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, ont déclaré se démettre de leur rôle de représentation. L’impact de l’affaire sur le soutien des donateurs individuels ne sera qu’ultérieurement évaluable mais l’on peut gager qu’il sera considérable.

Capital confiance

Le capital principal d’une ONG humanitaire réside en sa marque, gage de la confiance qu’elle inspire à ses parties prenantes. Peu d’événements sont donc plus redoutables que les attaques informationnelles qui en altèrent l’image, a fortiori lorsque leur propagation est virale. Les ONG sont habituées (et préparées) à ce que la conformité de leur management à leur éthique institutionnelle soit questionnée ; la « transparence » constitue la rançon de leur succès, depuis plusieurs décennies. Jusque-là, cependant, cette exigence de redevabilité se bornait aux questions de gouvernance, à l’usage des fonds collectés (pertinence et efficacité), voire à la politique salariale de ces organisations.

L’affaire Oxfam livre au regard public un nouveau critère d’évaluation jusque-là relativement confiné : la conformité du comportement des travailleurs humanitaires à l’éthique de l’ONG qui les emploie.

Ce scandale confronte donc les grandes ONG humanitaires aux deux questions de management suivantes : quelle stratégie de communication opposer aux attaques informationnelles ? Quelle gestion des abus mettre en œuvre ?

Une bénévole australienne engagée dans un projet de développement au Vietnam. Les conditions de travail ne sont pas toujours aisées.
Tamara Baillie/AusAID/Flickr, CC BY-SA

Faire amende honorable

Depuis l’éclatement du scandale dans les médias, la communication d’Oxfam procède d’une repentance clairement assumée. Dans une veine qui n’est pas sans évoquer le « plaider coupable » typique de la culture pénale anglo-saxonne, il s’agit de reconnaître la faute – au risque de minimiser les efforts que, depuis 2011, cette ONG a accomplis en matière de gestion des abus- pour en induire la clémence de l’opinion publique.

Oxfam est une ONG de culture « développementaliste », par opposition à la culture plus « urgentiste » des ONG françaises participant de la mouvance « sans frontières » (voir l’ouvrage ONG et développement pour une typologie des idéologies de la solidarité, en particulier le chapitre 3). Ce substrat idéologique, hérité du tiers-mondisme, rend cette ONG extrêmement sensible aux questions de justice sociale, de genre et de lutte contre les exclusions et les discriminations.

Oxfam a par exemple soutenu un projet de loi britannique, le Modern Slavery Act, 2015, invitant les grandes organisations à documenter leurs efforts de transparence sociale notamment pour tout ce qui concerne le trafic et l’exploitation d’êtres humains dans les pays où elles agissent. On comprend, à cette aune, le bourrèlement dont témoigne sa communication publique.

D’autres réponses que la contrition sont cependant concevables ; fidèle à sa culture en la matière, Médecins sans frontières a par exemple opté pour une communication proactive faisant publiquement état de 24 cas d’abus sexuels en 2017. En prenant les devants, l’ONG entend se prémunir contre d’éventuelles mises en cause, quitte à prendre le risque de l’amalgame, voire de l’investigation. Incidemment, elle fait aussi remarquer que les 24 cas relevés doivent être mis en rapport avec les 40 000 personnes qu’elle emploie dans de nombreux pays.

Un autre type de réponse au scoop du Times aurait pu relever de la « contre-offensive ». Il se serait notamment agi de questionner le timing de l’information révélée, quelques cinq années après les faits incriminés et sur un mode narratif exclusivement à charge. Il fait peu de doute qu’Oxfam paie ici son écot à la lame de fond « Me Too », consécutive à l’affaire Weinstein.

En termes empruntés à la théorie de la communication, le cas Oxfam est noyé dans un « bruit » général propice à la frénésie. S’en défendre devient alors inaudible, en dépit du peu de fondement de certaines allégations, en particulier celle, relayée dans la presse britannique – par les tabloïds en particulier – ayant trait aux prostituées mineures. Notons toutefois que certains contre-feux médiatiques tentent aujourd’hui de tempérer le scandale ou, au moins, d’en discuter certains aspects. La lumière viendra peut-être du rapport interne qu’Oxfam vient de publier sur son site Internet, relatif à l’affaire. Ce document devrait en effet permettre de qualifier plus rigoureusement les charges alléguées.

Quelles normes de gestion en ressources humaines ?

En tout état de cause, ce scandale questionne les normes de gestion des ressources humaines applicables aux équipes humanitaires sur site. En particulier, les employés d’une ONG humanitaire peuvent-ils se prévaloir d’une « vie privée » ? Et dans quelle mesure la culture d’une ONG humanitaire peut-elle s’accommoder d’outils de gestion, tels que la dénonciation, le contrôle voire une forme de fichage, qu’Oxfam annonce renforcer dans les années à venir ?

Toutes les ONG n’ont pas le même rapport à la notion de vie privée voire de liberté individuelle. Mais toutes ces organisations préfèrent une culture de liberté et de responsabilité (droits et devoirs) à un management bureaucratique, fait d’instructions et de contrôle. C’est pourquoi la formation, la sensibilisation voire la socialisation jouent un rôle clé dans le processus de recrutement et de suivi des équipes.

Des chartes propres aux ONG

Qu’il s’agisse de chartes, de règlements intérieurs ou de codes de conduite, les ONG disposent de toutes sortes d’outils normatifs qui définissent le cadre des rapports individu-organisation. Notons d’ailleurs que cette production normative n’est pas spécifique aux ONG. Elle est aujourd’hui monnaie courante au sein des grandes entreprises multinationales, en tant que modalité de leur responsabilité sociale.

Examinons par exemple ce que dit un document interne que j’ai pu consulter (communication personnelle). Il s’agit du code de conduite d’Intermon Oxfam (Oxfam Espagne), membre de la même confédération qu’Oxfam Royaume-Uni (l’organisation constituant une confédération de vingt associations nationales) :

« le comportement des personnes est une question qui est débattue depuis très longtemps au sein des ONG. La majorité d’entre elles a élaboré des codes de conduite ou des guides de comportement afin d’y répondre. Ces guides ne sont pas un “numerus clausus” de conduites interdites mais édictent des règles générales, exigées de toute personne qui s’unit à notre organisation. Il est également nécessaire de comprendre la difficulté qu’il y a à différencier vie privée et vie publique, une personne représentant l’organisation 24 heures sur 24 » (introduction).

Dans le même document, l’ONG précise « adhérer aux principes des Nations Unies pour éliminer l’exploitation et l’abus sexuel ». Il en découle une tolérance nulle à l’égard de tout comportement de nature criminelle (abus, harcèlement, agression, chantage, relations avec des mineurs), ce dernier entraînant licenciement et expulsion du fautif. Le recours à la prostitution, quoique réprouvé, est quant à lui apprécié de manière plus contingente ; il n’est tolérable qu’à condition de ne pas entacher l’image de l’organisation, donc de n’être ni délictueux, ni ostentatoire.

On remarquera que l’affaire révélée par le Times relève de ce dernier grief. C’est le recours ostentatoire à la prostitution qui est ici mis en exergue, les charges de nature criminelle restant à étayer.

Un mode de vie paradoxal

Car l’introuvable frontière entre vie privée et vie publique des membres d’ONG se matérialise dans leur mode de vie communautaire. Ainsi, il est fréquent qu’une ONG loue une ou plusieurs maisons dans lesquelles les employés cohabitent, sur leur terrain d’affectation. Ces résidences sont connues de la population locale et ce qui s’y produit peut être sujet à indiscrétion de la part des habitants comme de leur voisinage, pour lesquels les humanitaires font parfois figure de notables.

D’où la vigilance des ONG à l’égard de la consommation d’alcool, de drogue ou de sexe, a fortiori sur des lieux de mission où, le soir venu, les opportunités de détente sont aussi chiches que le besoin de décompression peut être important.

Le statut du travailleur d’ONG est en effet paradoxal : opérant sur des terrains précaires voire des zones de non-droit (zones de guerre, camps de réfugiés, pays très pauvres), l’expatrié humanitaire est à la fois un « nanti » – l’incarnation d’un certain néocolonialisme, selon certains regards critiques – et un professionnel confronté à un contexte de travail aussi difficile que dangereux. En somme, une personne convoitée et exposée, avec les risques que cela induit.

Pour revenir au cas d’espèce, Oxfam Royaume-Uni a cessé d’employer les personnes incriminées dès 2011, avant de créer une « équipe de protection » chargée de prévenir, détecter et documenter les abus.

Les limites du contrôle

Mais jusqu’où le contrôle peut-il aller ? On a par exemple pu reprocher à Oxfam de ne pas avoir signalé le comportement des fautifs, ce qui leur aurait barré l’accès à l’emploi dans d’autres ONG.

C’est oublier que le principe même du fichage est susceptible de se heurter au droit (car pouvant relever d’une forme de discrimination). La dénonciation pose également des problèmes d’ordre éthique. Il est difficilement concevable qu’une ONG se prévale d’un contrôle moral (et procédural) empiétant trop rigoureusement sur la vie de ses équipes, sauf à assumer une dérive sectaire. Les outils de prévention et de contrôle des abus doivent donc gagner la bataille de la légitimité interne avant que d’espérer s’imposer en tant que routine opérationnelle. En somme, s’il est nécessaire de gérer les abus, il est vraisemblable que les abus de la gestion des abus devront l’être aussi.

C’est que les ONG sont des « organisations missionnaires », c’est-à-dire régulées par des valeurs. Elles emploient en outre des personnels aux identités statutaires et culturelles multiples : du personnel expatrié et du personnel local ; des salariés, des bénévoles et des volontaires (c’est-à-dire des bénévoles indemnisés) ; des personnes membres ou non de l’association.

The ConversationToutes ces identités ne sont pas susceptibles des mêmes modalités de « contrôle » et c’est pourquoi sensibilisation et socialisation par les normes – c’est-à-dire l’intériorisation voire la naturalisation des valeurs de l’organisation, conduisant à l’adoption de comportements aussi spontanément éthiques que possible – en constituent le ciment managérial. C’est en misant sur ce dernier que les ONG répondront efficacement aux mises en cause, lesquelles constituent d’ailleurs le légitime aiguillon de leur vigilance. En cette matière comme en n’importe quelle autre, le salut passe par l’exposé didactique des dilemmes et limites auxquels leur action est confrontée et des efforts qu’elles consentent pour tenter de les surmonter.

Erwan Queinnec, Maître de Conférences en gestion, Université Paris 13 – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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