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Les animaux, ces êtres doués de « sentience »

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La conscience, c’est aussi pour les chiens.
Bas Leenders/Flickr, CC BY-SA

Astrid Guillaume, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

Les scientifiques travaillent désormais sur ce que la majorité des représentants des « humanités » niait depuis quelque 2 000 années, mais que tout propriétaire de chat ou de chien avait constaté : l’existence de la conscience animale. La douleur des animaux, sa reconnaissance, son évaluation, sa prise en charge et sa prévention ont été ainsi à l’origine du concept de « sentience ».

La définition de ce terme anglais de sentience, de plus en plus utilisé en français, élargit le champ des compétences animales jusqu’à évoquer leur conscience, le ressenti que les animaux ont de leurs émotions et de leurs souffrances.

Un problème de traduction

Le substantif sentience et son adjectif sentient.e.s ne sont apparus que récemment dans le vocabulaire des scientifiques. Leurs traductions de l’anglais vers le français sont cependant à cette heure encore beaucoup trop réductrices puisqu’elles passent de sensibilité/sensible à émotion/émotif, mots qui font perdre le sens d’origine.

Jusqu’à présent, en français, pour traduire sentient being ou animal sentience, on trouvait majoritairement « être sensible » ou « sensibilité animale » ; pourtant, sentience reprend sous un seul mot aussi bien la sensibilité que la conscience animale.

On aurait donc tout intérêt, en fonction des contextes, à conserver en français ce mot anglais d’origine latine et à l’intégrer à la langue française en connaissant ses différents sens et ses définitions. D’abord parce que cela faciliterait le travail des traducteurs de l’anglais vers le français, ensuite parce que cela éviterait les ambiguïtés et vides sémantiques ; aussi parce que le mot regroupe différents stades émotionnels comme la sensibilité, les émotions et la conscience ; enfin, et surtout, parce qu’il n’y a pas de mot en français qui réunisse l’ensemble de ce spectre sémantique.

Définitions du mot sentience

La définition du mot sentience implique un spectre très large ; il comprend au moins cinq degrés émotionnels.

Si l’on se réfère aux travaux de Donald M. Broom, biologiste émérite de l’Université de Cambridge, auteur en 2014 de Sentience and Animal Welfare et en 2017 du rapport européen « Le bien-être animal dans l’Union européenne », un être « sentient » est capable : d’évaluer les actions des autres en relation avec les siennes et de tiers ; de se souvenir de ses actions et de leurs conséquences ; d’en évaluer les risques et les bénéfices ; de ressentir des sentiments ; d’avoir un degré variable de conscience.

Ces cinq degrés émotionnels font que le mot sentience présente une polysémie intéressante qui va bien au-delà des mots sensible et conscient, pourtant privilégiés pour traduire sentience. Si sensible et conscient sont intéressants en soi quand on parle effectivement de sensibilité et de conscience, ces deux termes sont réducteurs pour traduire vers le français l’ensemble des nuances du mot sentience.

On observe qu’en fonction des domaines de spécialité, le mot sentience est associé à différentes problématiques.

En biologie et médecine vétérinaire, on l’utilise pour montrer la sensibilité associée à la conscience animale.

Dans l’hindouisme, le bouddhisme, le sikhisme, le jaïnisme, « être sentient » (sentient being) est utilisé pour qualifier la plupart des animaux non-humains ; il est profondément lié au respect de la non-violence car l’on ne saurait violenter un être sentient dans la pratique de ces religions.

Dans le domaine philosophique et phénoménologique, le mot sentience est principalement employé pour qualifier le fait d’avoir des expériences subjectives.

Aujourd’hui, les antispécistes, qui ne postulent aucune hiérarchie entre les espèces, l’ont totalement intégré à leur vocabulaire dans le cadre de la protection animale :

« Lorsque les humains percevront pleinement que les animaux sont sentients […] ils ne pourront plus poursuivre froidement la barbarie envers eux. »

Le mot est donc déjà utilisé. Reste à l’intégrer plus largement dans les pratiques, avec un sens bien connu de tous.

Biodiversité de l’expression des émotions

Dans l’absolu, nous sommes tous des animaux, et le plus petit des insectes aussi. Chaque espèce possède une intelligence qui lui est propre, des émotions particulières et des moyens d’expressions variés qui parviennent parfois à interagir.

Tout comme les animaux, nous sommes des êtres sentients : nous exprimons nos émotions selon la couleur de nos compétences sensorielles et de notre sensibilité individuelle à les exprimer : l’humain peut être un grand bavard (ou non !) comme peuvent l’être (ou non !) un perroquet, un merle ou une pie.

Le chat est sensible aux odeurs, aux sons et aux subtilités de la luminosité. Bien des animaux n’oublient jamais les traumatismes de l’abandon, certains d’entre nous tressaillent de joie en entendant le timbre d’une voix. Dans nos cerveaux, les émotions sont multiples et nous construisent les uns avec les autres, animaux humains et non-humains.

L’expression des émotions

Les mots sentience et bien-être ouvrent le champ de l’éthique, à laquelle certains animaux ont accès, notamment au travers de leurs comportements altruistes. Nous avons tous vu un animal porter assistance à un autre, de son espèce ou non, gratuitement, témoignant d’abnégation, de solidarité. Les familles d’orques sont, par exemple, fort soudées et organisées : elles se relayent pour éduquer un juvénile. Les éléphants font front pour aider un bébé en danger, parfois d’une autre espèce.

Les animaux ne sont certes pas dotés de nos capacités verbales, mais cela ne les empêche nullement d’exprimer leurs émotions autrement. C’est sur notre incapacité à comprendre pleinement les animaux qu’il faut s’interroger, et non sur leur absence de ressenti, de communication, de langage ou de modes d’expression. Les animaux ne sont souvent qu’émotions et ne réagissent que sur la base d’une forte émotivité : la joie, la tristesse, la colère, la peur, la frustration.

Les oiseaux émettent des sons, souvent trop rapidement étiquetés de chants, ce qui les réduit à une fonction exclusivement esthétique : encore trop incompréhensibles pour nous, ces « chants » sont certainement autant de messages à décoder.

De la même façon, le monde des odeurs, dans lequel chiens et chats naviguent avec allégresse, a certainement ses codes, ses symboles et sa grammaire qui nous échappent encore ; une toute récente publication dans Behavioural Processes parle d’image olfactive pour remplacer l’incontournable test du miroir chez le chien. De même, la signification des « chants » des baleines ou des échanges de bulles et de sons entre dauphins, tous doués de « sentience », sont aussi à élucider.

Nier ces langages, ces émotions et cette (hyper)sensibilité animale sous prétexte que nous ne les comprenons pas, c’est fermer les yeux sur une richesse sémantique et sémiotique à creuser. La sentience animale, humaine comme non-humaine, a encore beaucoup à révéler scientifiquement. Utiliser les mots appropriés permettra de développer un champ scientifique où la précision sémantique est essentielle.

Sentience, un nouveau mot qui en dit long

Un collectif d’associations de protection animale, de chercheurs et de personnalités a demandé à l’Académie française le 15 décembre 2015 l’entrée au dictionnaire du mot sentience, son absence d’équivalent en français générant des imprécisions juridiques, scientifiques, traductologiques et éthiques.

Pour entrer dans le dictionnaire, sentience doit d’abord entrer dans notre usage et notre vocabulaire. Alors utilisons-le largement et en pleine conscience de ce qu’il signifie. En reconnaissance des facultés des animaux qui nous entourent, écrivons et parlons de cette sentience que nous partageons avec eux.


The ConversationCet article a été rédigé en collaboration avec Anne-Claire Gagnon, vétérinaire et comportementaliste pour chats.

Astrid Guillaume, Sémioticienne, maître de conférences (hdr), Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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