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Muons, kaons et autres leptons : comment leurs noms viennent aux particules

Simulation d’une collision de particules dans laquelle un boson de Higgs est produit.
Lucas Taylor/CMS/CERN, CC BY-SA

Francois Vannucci, Université Paris Diderot

Cet article est republié dans le cadre de la prochaine Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « À demain, raconter la science, imaginer l’avenir ». Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


Un adage chinois enseigne : « la science des justes désignations est la science suprême ». Peut-être est-ce pour obéir à ce sage conseil que les savants du début du XXe siècle, imbibés de culture classique, donnèrent aux particules des noms hérités du grec, la science tenait à garder la respectabilité de la philosophie. Cette mode de « gréciser » le langage vient de la Révolution, ce que rappelle Chateaubriand dans ses mémoires d’Outre-Tombe :

« Nos révolutionnaires, grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres, les kilomètres… »

L’électron découvert par Thomson en 1897, prend son nom du grec signifiant ambre ; l’Antiquité savait déjà que l’ambre frottée libère de l’électricité. Proton vient du grec premier, Rutherford lui-même dès 1920 donna ce nom au noyau le plus léger, celui du premier élément chimique : l’hydrogène.

L’électron a une masse 2 000 fois inférieure à celle du proton. Il sera appelé lepton, du grec léger, et le proton, baryon, du grec lourd. Le neutron fut découvert en 1932, sa masse était proche de celle du proton mais il était neutre électriquement, d’où son nom plus commun. Entre leptons et baryons s’interposent les mésons du grec intermédiaire, tel le pion.

En 1930, Pauli invente une nouvelle particule très légère et neutre, Fermi la baptisera neutrino, petit neutre en italien, ce sera un lepton. Les leptons ne subissent que les forces faible et électromagnétique, ils se distinguent des hadrons, du grec épais, qui sont sujets à la force forte.

Puis la boîte de Pandore s’ouvrit toute grande avec son florissant bestiaire de particules nouvelles, et les adjectifs grecs furent mis de côté. L’astronomie emprunta leurs noms aux dieux antiques. Pour les particules, on aurait pu les numéroter, on préféra les répertorier selon les lettres de l’alphabet, grec bien entendu. Ainsi α, β, γ désignent les trois modes de désintégrations. Δ, μ, Φ, Σ, Λ… presque toutes les lettres furent mises à contribution.

Mais vers les années 1960, le langage évolua pour devenir plus romantique et les nouveaux scientifiques, oublieux de leurs ancêtres, passèrent à des noms beaucoup plus prosaïques : étrangeté, charme, beauté…

Étranges particules cosmiques

Les particules étranges furent repérées dans le flux des rayons cosmiques. Les premiers laboratoires de physique des particules s’étaient installés sur les montagnes. À cet égard, le pic du Midi dans les Pyrénées fut un centre réputé. Pourquoi gravir la montagne ? Parce qu’on trouve toute la panoplie des particules dans les gerbes créées dans l’atmosphère par interactions des rayons cosmiques primaires, des protons qui nous viennent du fin fond du firmament. À la surface de la Terre, les particules à vie brèves ont disparu par désintégration, il ne reste que des muons (et des neutrinos).

L’étrangeté fut introduite dans les années 1960 par Gell-Mann, Pais et Nishijima pour expliquer le fait que certaines particules détectées avaient des propriétés étranges, c’est-à-dire difficiles à comprendre. Elles étaient produites abondamment dans les collisions, pourtant elles se désintégraient beaucoup plus lentement qu’attendu en extrapolant les connaissances de l’époque. On notait que ces particules étaient produites en paires, et on postula qu’un « nombre quantique », une nouvelle grandeur conservée, était à l’œuvre : on l’appela étrangeté. À la création, deux objets d’étrangeté opposées étaient produits, mais à la désintégration chaque particule évoluait individuellement, l’étrangeté était violée, ce qui expliquait un temps de vie très accru (l’étrangeté n’est pas conservée).

Les particules étranges furent essentielles pour établir la théorie des quarks. Deux quarks u et d, de charge respective +2/3 et -1/3, suffisaient à comprendre le proton (uud) et le neutron (udd) ainsi que les pions (uanti-u, danti-d).

Les particules étranges s’échappaient de ce cadre restreint, elles demandaient l’introduction d’un troisième quark s (strange) de charge -1/3 comme le d.

L’étrangeté est conservée lors des interactions fortes et électromagnétiques mais violée par l’interaction faible. La production se fait par interaction forte, s et anti-s sont créés simultanément, mais les quarks se séparent et chacun donne une particule en « s’habillant » avec d’autres quarks. En conséquence, la particule étrange la plus légère ne peut se désintégrer que par interaction faible ce qui explique son évolution beaucoup plus lente.

En l’associant aux quarks u et d, on peut imaginer plusieurs combinaisons du quark s formant des mésons : uanti-s, danti-s, santi-u, santi-d. Cela compose les charges électriques +1, 0, -1 et 0 respectivement, ce sera la famille des kaons avec 4 représentants K⁺, K⁰, K⁻ et anti-K⁰. Ces mésons sont donc porteur d’une nouvelle « charge », l’étrangeté S. Ainsi K⁺ et K⁰ seront caractérisés par S = +1 et K⁻ et anti-K⁰ par S = -1, les autres particules auront toutes S = 0.

La preuve par l’Ω

Existe-t-il d’autres particules étranges ? À partir des quarks, on engendre deux familles de particules : les mésons qui marient un quark et un antiquark, et les baryons, comme le proton ou le neutron, composés de trois quarks. Les kaons épuisent les possibilités de former de nouveaux mésons avec les premiers quarks connus. Pour les baryons, un quark supplémentaire offre un ensemble de nouvelles associations, la seule contrainte étant de restituer une charge électrique entière.

Ainsi on peut imaginer les combinaisons : sud, suu, sdd, ssd, ssu, sss. On identifia les Λ⁰, Σ⁻, Σ⁰, Σ⁺, Ξ⁻, Ξ⁰ dans les rayons cosmiques qui répondent aux premières associations. Mais il manquait le candidat sss baptisé à l’avance Ω⁻. C’était une prédiction du modèle des quarks inventé indépendamment par Gell-Mann et Zweig. Une recherche de la particule manquante fut menée au laboratoire Brookhaven près de New York et le « grand Ω » comme on l’appelait alors fut découvert en 1964 grâce à une chambre à bulles dans laquelle on envoyait des protons accélérés. Gell-Mann reçut le Prix Nobel en 1969. C’est lui qui inventa le mot quark qu’il recueillit dans le roman très ésotérique de James Joyce, Finnegans Wake, où une comptine commence par « Three quarks for Muster Mark… ». Par ailleurs, quark désigne en allemand un fromage blanc. Zweig, peut-être de nature joueuse, avait proposé le nom « as ».

Cette image de traces dans la chambre à bulles Gargamelle fut la première confirmation de l’existence des interactions par courant neutre faibles.
CERN, CC BY

L’étrangeté ne se limita pas à avancer l’idée de quarks pour expliquer la structure des particules. Elle révéla un phénomène beaucoup plus secret : la violation de CP. C désigne le changement entre particule et antiparticule, tandis que P indique la symétrie dans un miroir. Cette violation permet les oscillations entre mésons K0 et anti-K0. Elle fut découverte au même laboratoire de Brookhaven et à nouveau en 1964. Quelle année prolifique ! La violation de CP indique que le temps microscopique n’évolue pas identiquement vers le futur et vers le passé ce qui pourrait expliquer la disparition de l’antimatière, de plus sans elle, matière et antimatière se seraient entièrement annihilées dès le big bang ! Mais c’est une tout autre histoire.

L’histoire bégaye

Les particules étranges avec leur quark s ont balisé la voie. L’histoire ensuite se répéta pour dévoiler les trois quarks encore manquant : charmé c, beau (ou bottom) b et vrai (truth ou top) t.

Le quark c fut découvert dans sa combinaison canti-c appelé charmonium, et ceci de deux manières complémentaires. À Stanford, une résonance très étroite fut trouvée le 10 novembre 1974 en annihilations e+ e-. Quel nom lui donner ? Il restait encore quelques lettres grecques libres et on choisit Ψ. Mais la même résonance fut découverte pratiquement simultanément en collisions de protons à Brookhaven, et là le groupe choisit le nom J lui aussi disponible. En fait J ressemble à un caractère chinois qui se prononce « ding »… comme le patronyme de son découvreur. Parmi les idéogrammes, ce caractère isolé n’a pas de signification, il en acquiert dès qu’on l’associe à d’autres, ce qu’on fit pour la particule qui répond depuis lors au nom composé de J/Ψ. Les résonances successives trouvées en collisions e+ e- oublièrent le J, et s’appellent Ψ’, Ψ’’…

Puis en 1976 fut découvert le Υ à Fermilab, premier indice du quark b, et en 1996 le dernier quark t encore à Fermilab. On sait aujourd’hui que la liste est complète, et donc toutes les particules se comprennent comme associations plus ou moins compliquées de 6 quarks différents avec leurs six antiquarks. En complétant avec les leptons et les particules responsables des champs de force, on explique la constitution des atomes et des molécules, c’est-à-dire de toute la matière ordinaire.

Le boson de Higgs s’invite en surimpression pour expliquer les masses. C’est le remarquable accomplissement de l’intelligence humaine au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Des questions restent à élucider, elles viennent surtout de l’autre frontière de la connaissance, la cosmologie. Mais les deux extrêmes sont liés ; la recherche avance de concert aux deux limites extrêmes.

Le résultat résume une grande victoire de l’esprit humain, et on ne peut que conclure en répétant la phrase d’Einstein : « Le plus incompréhensible de cette histoire est que le monde soit compréhensible. »The Conversation

Francois Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris Diderot

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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