Carlo Rovelli, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Nous publions ici un extrait du livre du physicien Carolo Rovelli, « L’Ordre du temps » (Flammarion), en librairies aujourd’hui.
Je commence par un fait simple : le temps s’écoule plus vite à la montagne, et plus lentement en plaine.
La différence est petite, mais peut être observée facilement avec des horloges de précision qui s’achètent pour quelques milliers d’euros sur Internet. Avec un peu de pratique, tout le monde peut constater le ralentissement du temps. En laboratoire, quelques centimètres d’écart suffisent pour que le ralentissement soit mesurable : l’horloge au sol va un petit peu plus lentement que celle sur la table.
Il n’y a pas que les horloges qui ralentissent : en bas, tous les processus sont plus lents. Deux amis se séparent, l’un s’installe en plaine, l’autre à la montagne. Ils se retrouvent plusieurs années après : celui qui vivait en plaine a moins vécu, il a moins vieilli, le mécanisme de son coucou a oscillé moins de fois, il a eu moins de temps pour faire les choses, ses plantes ont moins poussé, ses pensées ont eu moins de temps pour se développer… En bas, il y a moins de temps qu’en haut.
Surprenant ? Peut-être, mais ainsi va le monde. Le temps passe plus lentement à certains endroits, plus vite à d’autres.
Ce qui est vraiment étonnant, peut-être, c’est que quelqu’un ait compris ce ralentissement du temps un siècle avant que les horloges pour le mesurer existent : Albert Einstein.
La capacité à comprendre avant de voir est au cœur de la pensée scientifique. Dans l’Antiquité, Anaximandre comprend que le ciel continue sous nos pieds bien avant que les navires ne fassent le tour de la Terre. Au début de l’ère moderne, Copernic comprend que la Terre tourne avant que les astronautes ne le constatent de la Lune. De même, Einstein comprend que le temps ne s’écoule pas de façon uniforme avant que les horloges ne deviennent suffisamment précises pour le mesurer.
Lors de passages similaires, nous découvrons soudain que les choses qui nous paraissaient évidentes ne sont en fait que des préjugés. Le ciel, croyait-on, est évidemment en haut et non en bas, sinon la Terre tomberait. La Terre ne bouge pas, évidemment, sinon quel désastre ! Quant au temps, il s’écoule partout à la même vitesse, c’est évident… Les enfants grandissent et apprennent que le monde ne ressemble pas toujours à ce qu’on en voit de sa fenêtre ; l’humanité dans son ensemble fait de même.
Einstein s’est posé une question que nous nous sommes peut-être tous posée quand nous avons étudié la gravité au lycée : comment le Soleil et la Terre font-ils pour « s’attirer » s’ils ne se touchent pas et s’il n’y a rien entre eux ? Einstein a cherché un scénario plausible. Il a imaginé que les deux astres ne s’attirent pas directement, mais que chacun des deux agit graduellement sur ce qui se trouve entre eux. Et comme entre eux, il n’y a que l’espace et le temps, il a supposé que le Soleil et la Terre modifient justement l’espace et le temps autour d’eux, comme un corps qui s’immerge déplace l’eau autour de lui. La modification de la structure du temps, à son tour, influe sur le mouvement de tous les corps, les faisant « tomber » les uns vers les autres.
Que signifie « la modification de la structure du temps » ? Eh bien c’est le ralentissement du temps décrit plus haut : chaque corps ralentit le temps autour de lui. La Terre, qui est très massive, ralentit le temps dans son voisinage. Davantage en plaine qu’en montagne, parce que les sommets sont un peu plus loin de la Terre. Voilà pourquoi l’ami qui vit en plaine vieillit moins vite.
Si les choses tombent, c’est à cause de ce ralentissement du temps. Là où le temps s’écoule uniformément, dans l’espace interplanétaire par exemple, les choses ne tombent pas, elles restent suspendues. À la surface de notre planète, les corps se meuvent naturellement en directement de l’endroit où le temps passe plus lentement – comme lorsque nous courrons sur la plage pour nous jeter dans la mer, et que la résistance de l’eau sur nos jambes nous fait tomber la tête la première dans les vagues. Les choses tombent vers le bas parce qu’en bas que le temps est ralenti par la Terre.
Ainsi, même si nous ne pouvons pas l’observer directement, le ralentissement du temps a tout de même des effets notables : il fait tomber les choses, il garde nos pieds collés au sol. Si nos pieds sont solidement ancrés, c’est parce que tout notre corps va naturellement là où le temps s’écoule le plus lentement, et le temps s’écoule plus lentement pour nos pieds que pour notre tête.
Bizarre ? C’est un peu comme la première fois où, alors que nous regardions le soleil couchant descendre majestueusement derrière de lointains nuages, nous nous sommes subitement rappelé que ce n’est pas le Soleil qui bouge, mais la Terre qui tourne. Nous avons alors perçu avec les yeux fous de l’esprit notre planète entière et nous avec s’éloigner du Soleil dans une rotation arrière. Ce sont les yeux du fou sur la colline de Paul McCartney qui, comme tant d’yeux de fous, voient plus loin que nos yeux ensommeillés de tous les jours…
Dix milles Shiva dansants
J’ai une passion pour Anaximandre, le philosophe grec qui a compris que la Terre flotte dans l’espace, sans support, il y a vingt siècles. Nous ne connaissons la pensée d’Anaximandre qu’à travers les écrits d’autres auteurs. Il ne reste qu’un seul fragment de son œuvre, le voici :
Les choses se transforment l’une dans l’autre selon
la nécessité et se rendent justice
selon l’ordre du temps.
Selon « l’ordre du temps » (κατά τήν τού χρόνου τάξιν). De ces premiers moments de la science de la nature, il ne nous est parvenu que ces quelques paroles sibyllines à la résonnance mystérieuse, cet appel à l’« ordre du temps ».
L’astronomie et la physique se sont développées en suivant l’indication d’Anaximandre : comprendre comment se déroulent les phénomènes selon l’ordre du temps. L’astronomie de l’Antiquité a décrit les mouvements des astres dans le temps. Les équations de la physique décrivent comment changent les choses dans le temps. Des équations de Newton qui fondent la dynamique à celles de Maxwell qui décrivent les phénomènes électromagnétiques, de l’équation de Schrödinger qui montre comment évoluent les phénomènes quantiques à celles de la théorie quantique des champs qui décrivent la dynamique des particules subatomiques, toute notre physique est la science de la façon dont les choses évoluent « selon l’ordre du temps ».
Par une ancienne convention, nous indiquons ce temps par la lettre t (temps commence par « t » en français, italien, en anglais et en espagnol, mais pas en allemand, arabe, russe ou chinois). Qu’indique t ? Il représente le nombre que nous mesurons avec une horloge. Les équations nous disent comment changent les choses, tandis que s’écoule le temps mesuré par une horloge.
Mais si des horloges différentes indiquent des temps différents, ainsi que nous l’avons vu plus haut, qu’indique alors t ? Quand les deux amis se retrouvent après avoir vécu, l’un à la montagne, l’autre en plaine, les montres qu’ils ont au poignet marquent des temps différents. Lequel des deux est t ? Les horloges dans un laboratoire de physique battent à des vitesses différentes si l’une est posée au sol et l’autre sur une table : laquelle des deux donne le temps ? Comment décrire le décalage relatif des deux horloges ? Devons-nous dire que l’horloge posée au sol retarde par rapport au vrai temps mesuré sur la table ? Ou que l’horloge placée sur la table avance par rapport au vrai temps mesuré au sol ?
La question n’a en réalité aucun sens. C’est comme si nous nous demandions si la valeur en livre sterling du dollar est plus vraie que la valeur du dollar en livre sterling. Il n’y a pas de vraie valeur, il y a deux monnaies qui ont des valeurs l’une par rapport à l’autre. Il n’y a pas un temps plus vrai que l’autre. Il y a deux temps, mesurés par des horloges réelles et différentes, qui changent l’un par rapport à l’autre. Aucun des deux n’est plus vrai que l’autre.
En fait, il n’y en a pas que deux, de temps : ils sont légion. Un temps différent pour chaque point de l’espace. Il n’y a pas un seul temps. Il y en a une multitude.
Le temps indiqué par une horloge donnée, mesuré par un phénomène particulier, s’appelle en physique le « temps propre ». Chaque horloge a son temps propre. Chaque phénomène qui se produit possède son temps propre, son propre rythme.
Einstein nous a appris à écrire des équations qui décrivent comment évoluent les temps propres les uns par rapport aux autres. Il nous a enseigné à calculer la différence entre deux temps.
Le caractère unitaire de la quantité « temps » éclate, laissant place à une pluralité de temps, comme une vaste toile d’araignée. Nous ne décrivons pas comment le monde évolue dans le temps : nous décrivons l’évolution des choses dans des temps locaux et l’évolution des temps locaux les uns par rapport aux autres. Le monde ne ressemble pas à un peloton qui avance au rythme d’un commandant. C’est un réseau d’événements qui s’influencent mutuellement.
C’est ainsi que la théorie de la relativité générale d’Einstein dépeint le temps. Ses équations n’ont pas un seul temps, mais des temps innombrables. Entre deux événements, comme la séparation et la réunion de deux horloges, la durée n’est pas unique. La physique ne décrit pas comment les choses évoluent « dans le temps », mais comment elles évoluent dans leurs temps et comment ces temps évoluent les uns par rapport aux autres.
Le temps vient de perdre une première couche : son unicité. Où que nous allions, le temps a un rythme, une allure distincte. C’est selon des rythmes différents que dansent entrelacées les choses du monde. Et si le temps est régi par un Shiva dansant, il doit y avoir dix mille Shiva dans une grande danse commune, comme une toile de Matisse…
Carlo Rovelli, Physicien, centre de physique théorique de Luminy, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.