Charles Hadji, Université Grenoble Alpes
Rassemblement et conciliation sont deux mots clés du discours macroniste. Mais l’optimisme (autre mot clé) qu’exprime leur choix, et l’affirmation de leur possibilité – car rassemblement et conciliation sont donnés non seulement comme nécessaires, mais encore, et surtout, comme réalisables –, n’est-il pas excessif ? Le pari à double face du rassemblement, comme moteur du dépassement des blocages et des clivages, et de la conciliation, comme moyen de faire tenir ensemble des impératifs paraissant opposés, a-t-il des chances raisonnables d’être gagné ?
Pour qu’il soit autre chose qu’un pari incertain et risqué reposant sur le fantasme de l’unité d’une France mythique, trois conditions doivent être réunies.
La réduction des inégalités qui frappent le pays
Thomas Piketty a mis récemment en garde contre le « grand mythe national de l’exception égalitaire française ». Loin d’être devenue égalitaire par la grâce de son histoire (la Libération venant couronner la Révolution), la France n’a pas échappé à l’explosion des inégalités, « béantes » dans de nombreux domaines : éducation, revenus, patrimoines, conditions de vie. La première condition pour rassembler et unir est donc « d’en finir avec le déni inégalitaire français », pour entreprendre sérieusement de lutter contre l’inégalité sous toutes ses formes. Faute de quoi l’appel au rassemblement ne serait que vœu pieux, et démarche mystificatrice.
Telle est la part de vérité des électeurs de Jean‑Luc Mélenchon, et aussi de Marine Le Pen. Les classes moyennes s’appauvrissent. Trop de Français se sentent engagés dans une spirale de déclassement (Louis Chauvel), et en souffrent. S’estimant abandonnés sur le bord du chemin où les a rejetés la vague de la mondialisation, ils voient avec un désespoir rageur l’écart se creuser avec ceux que les ressources (de toute nature) dont ils disposaient, leur patrimoine, la chance, ou le talent, a placés en position de gagnants.
Le nouveau Président devra donc s’engager dans une lutte acharnée contre l’inégalité, qui pourrait prendre trois formes : un effort constant pour resserrer les écarts (augmentation des minima, et limitation ou baisse des maxima) ; la recherche de mesures favorables à la création d’emplois par le développement des entreprises ; la mise en œuvre d’une politique active de reconversion professionnelle. Accordons au moins au Président la volonté d’y parvenir. Mais gageons que cela ne se fera pas en un jour…
L’existence de valeurs communes consensuelles et dynamogènes
L’appartenance à un groupe social impose des contraintes. Le rassemblement dans un nouveau groupe plus vaste, et plus englobant, impose des contraintes supplémentaires, en termes d’acceptation de sacrifices nouveaux, et d’abandon de convictions « domestiques », propres à un groupe social (une classe), ou à une famille (politique). Il faudra faire des deuils, alors que le sentiment de trahison, ou de transgression, sera fortement présent.
Quand sera dissipée l’émotion des moments éventuels d’unité nationale, par quel miracle ceux qui appartiennent au camp des vaincus partageraient-ils, au lendemain des élections, la joie des vainqueurs, pour accepter d’unir leurs forces à ceux-ci, dans un combat commun contre les inégalités, dont ils se sentent précisément les principales victimes ? On voit bien que très peu nombreux sont les leaders des partis battus qui prennent le chemin du rassemblement et de la conciliation.
Mais les citoyens électeurs eux-mêmes ? Ils ne feront le pas du rassemblement que dans la mesure où ils éprouveront le sentiment de partager les visées les plus fondamentales du projet présidentiel. Ces visées, ce sont des valeurs, autrement dit « des représentations du souhaitable ». La sociologue Nathalie Heinich vient de rappeler qu’une valeur est une visée qui a la force de nous obliger à agir. Il existerait un répertoire commun de valeurs qui nous lient, émotionnellement, avec autrui, et dont nous prenons conscience par les émotions que nous éprouvons quand elles nous paraissent bafouées.
L’appel au rassemblement ne sera donc entendu que si nous ressentons l’appel de valeurs (futur désirable, disait Hervé Hamon) ayant la force de faire prévaloir le registre civique (l’intérêt du plus grand nombre, ou « bien commun ») sur le registre domestique (l’intérêt du clan, de la famille, du parti, de la classe). De telles valeurs existent-elles ? Les perçoit-on dans le projet Macron ? Les citoyens le diront, en acceptant ou non de se rassembler. Mais on peut formuler l’espoir que l’amour (des personnes), la justice, la solidarité, la réconciliation, et la laïcité, sont de nature à constituer de telles valeurs consensuelles et dynamogènes.
Le partage d’un sentiment d’identité
Pour que « les gens », comme le dit Mélenchon, acceptent de faire front commun contre les difficultés, et unissent leurs forces, quand bien même ils ont conscience que leurs intérêts particuliers ne sont pas équivalents, et que certains ont plus à gagner que d’autres dans cet effort commun, il faut qu’ils se reconnaissent membres d’un même ensemble (encore un mot clé du macronisme !). C’est tout le problème de l’identité nationale, et de son degré de conscience.
Le rassemblement ne pourra réussir que s’il réunit des individus ayant le sentiment d’appartenir à une même communauté nationale, creuset d’une identité dont l’acceptation est le ferment d’une fierté propre. Cette notion d’identité soulève certes de grandes difficultés, avec des risques de crispation sur des figures réductrices et contestables. Mais il est clair que si, par-delà leurs appartenances concrètes (géographiques, politiques, religieuses, économiques), les citoyens ne se reconnaissent pas comme français, partageant des caractéristiques communes, qui s’expriment nécessairement en termes d’identité, il n’y a plus ni France, ni français ; ni rassemblement ni conciliation possible. Peut-être est-ce là la part de vérité des électeurs de Marine Le Pen ?
Si les trois conditions que nous venons d’évoquer pouvaient être réunies, alors se réaliserait le rêve exprimé dès 1981 par Guy Béart, dans une chanson que l’on pourrait tenir pour prophétique :
Si la France se mariait avec elle-même
Si un jour elle se disait enfin je t’aime
Elle inventerait la ronde
Qui épouserait le monde
Si la France s’embrassait
Un jour qui sait
Pour la rose et le lilas en harmonie
La main gauche et la main droite enfin unies
Le bleuet près du muguet
Ce bouquet est jeune et gai
Qui marie toutes les couleurs
En quelques fleurs
Il faudra bien apprendre à vivre ensemble
Dans le besoin ou les baisers
Avec tes voisins tes cousins tes gendres
Tes enfants de chœur opposés
Qui sait : peut-être le jour est-il arrivé ?
Charles Hadji, Professeur émérite (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.