Jérôme Vaillant, Université Lille 3 – Université de Lille
Le 20 novembre, Angela Merkel a fait part de son intention d’être à nouveau candidate à la présidence de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) lors du Congrès de son parti à Essen, les 5-7 décembre prochains. Un poste qu’elle détient sans discontinuité depuis 2000 et qui lui permet de briguer un nouveau mandat de chancelière, le quatrième depuis 2005.
Les deux fonctions ne doivent pas, selon elle, être dissociées : une chancelière a besoin du soutien de son parti – quand bien même subsisterait, dans ce cas de figure, le risque de réduire le débat démocratique interne à la question de savoir comment soutenir la politique du gouvernement.
Chef de parti et de gouvernement : la leçon d’Helmut Schmidt
Sans doute Angela Merkel a-t-elle compris la leçon d’un de ses prédécesseurs, le social-démocrate Helmut Schmidt. Ce dernier a reconnu avoir commis une erreur en ne réclamant pas la présidence du SPD quand, en 1974, il a succédé à Willy Brandt comme chancelier fédéral. Willy Brandt, président du SPD depuis 1964, est resté à la tête de son parti jusqu’en 1987, bien au-delà de la fin du deuxième mandat de chancelier Schmidt (1974-1982). Et malgré une collaboration de longue date, la relation entre les deux hommes était difficile à cause de leurs parcours, leurs personnalités et leurs tempéraments différents.
Peut-être faut-il voir dans l’association de ces deux fonctions – présidence du parti et chancelier – une première raison de la longévité d’Angela Merkel au pouvoir en Allemagne. Son prédécesseur chrétien-démocrate, Helmut Kohl, a également combiné les deux fonctions de président de la CDU (1973-1998) et de chancelier (1982-1998). Cette association, qui n’empêche pas les conflits internes, contribue fortement à mettre le parti au service du chancelier et de son gouvernement, au nom de la cohérence de la politique de l’un et de l’autre et de la cohésion du parti en situation de gouverner.
Plusieurs précédents
Mais il y a au moins trois autres types de raisons qui peuvent expliquer la longévité de quelques chanceliers allemands et d’Angela Merkel en particulier : les contextes historiques, le statut institutionnel du chancelier et les qualités individuelles. Avant Angela Merkel, l’Allemagne a connu deux chanceliers, au demeurant chrétiens-démocrates, qui ont gouverné plusieurs mandats de suite. Le premier, Konrad Adenauer (1949-1963), a dirigé le pays dans la situation particulière de l’après-guerre, de la fondation de la République fédérale d’Allemagne et de sa reconstruction.
Helmut Kohl (1982-1998), lui, est parvenu au pouvoir à la suite de la crise de la coalition sociale-libérale portée par Helmut Schmidt : les Libéraux ont refusé en 1982 de continuer à soutenir la politique fiscale et économique des sociaux-démocrates. Fortement contesté au sein de son parti à la charnière des années 1989/90, Kohl se maintient au pouvoir comme chancelier de l’unification.
La fonction de chancelier sortant accorde à son détenteur un bonus lors des élections législatives tous les quatre ans. Mais il n’y a pas là d’automatisme ; après quatre mandatures, Helmut Kohl a cru, à tort, que son statut de chancelier sortant lui conférait une sorte de durabilité à toute épreuve. Mais il n’a pas compris que dans l’opinion publique son image de marque s’était, avec le temps, fortement dégradée et que la durée était perçue comme une façon injustifiée de s’accrocher à une fonction qu’il ne savait plus utiliser pour insuffler une nouvelle politique de réformes.
Le garde-fou du « vote de défiance constructif »
La Loi fondamentale de 1949, devenue en 1990 la Constitution de l’Allemagne unifiée, confère au chancelier fédéral un statut privilégié pour deux raisons majeures : c’est à lui que revient le droit de déterminer la politique du gouvernement et, une fois élu par le Bundestag à la majorité qualifiée de ses membres, un chancelier peut légitimement escompter terminer son mandat sans être renversé.
Pour renverser un chancelier en exercice, il faut en effet substituer à la majorité qui l’a élu une autre majorité qui élit un autre chancelier au terme de la procédure dite « vote de défiance constructif ». Le premier recours à cette procédure – contre Willy Brandt en 1972 – a échoué, seul le second a abouti quand Helmut Kohl a renversé Helmut Schmidt en 1982, substituant à la majorité SPD-FDP une nouvelle majorité CDU/CSU-FDP.
Tout chancelier dispose, par ailleurs, d’un moyen coercitif non négligeable pour mettre au pas les partis qui constituent la coalition gouvernementale : la « question de confiance » par laquelle il associe son sort au vote d’une loi qu’il sent contestée dans ses propres rangs. Toutes proportions gardées, une sorte de 49.3 à l’allemande. Le statut institutionnel du chancelier en fait l’homme fort – ou la femme – du régime, qui peut compter sur la stabilité de sa fonction.
Du bon usage des grandes coalitions
Depuis des années toutefois, le système des partis a évolué d’un tripartisme jusqu’au début des années 1980 (CDU/CSU, FDP et SPD) vers un pluripartisme modéré : le Bundestag compte aujourd’hui, en plus de ces trois partis, les Verts, La Gauche et selon, toute vraisemblance, à partir de 2017, l’Alternative pour l’Allemagne (AFD) – soit six partis qui doivent veiller à dégager entre eux une majorité stable de gouvernement. Cela a été possible jusqu’à maintenant, au prix sans doute de quelques contorsions.
Passée l’époque héroïque et quelque peu anarchique de leur fondation, Les Verts sont devenus un parti de gouvernement, tout d’abord dans les communes et les Länder, finalement au Bundestag en 1998, aux côtés du SPD, sous la direction du chancelier Gerhard Schröder. Quand a disparu l’option d’une coalition associant à un grand parti populaire tel que la CDU/CSU et le SPD à un petit parti tel que le FDP ou les Verts, le moment est arrivé de former une grande coalition associant les deux grands partis populaires au gouvernement fédéral. Ce fut le cas une première fois de 1966 à 1969 pour surmonter la première crise économique et sociale de l’Allemagne occidentale d’après-guerre, et une nouvelle fois en 2005, quand le vote des électeurs a contraint CDU/CSU et SPD à s’associer pour former la première grande coalition conduite par Angela Merkel (2005-2009).
On voit volontiers en France dans la grande coalition une formule typiquement allemande qui plaît et convient aux Allemands. Rien n’est moins sûr aux yeux des partis composant cette coalition comme des partis de l’opposition, l’un des deux partis gouvernementaux survivant dans l’ombre du plus fort et l’opposition se réduisant à celle des petits partis qui ne peuvent pas réellement s’opposer au rouleau compresseur que représente une grande coalition CDU/CSU+SPD, dommageable donc à la démocratie.
C’est ce qui explique qu’en 2009, la CDU/CSU n’a pas détesté pouvoir se réengager avec les libéraux du FDP, plus proches de leur cœur, mais aussi plus rebelles et plus exigeants dans leurs revendications parce que précisément petit parti soucieux d’exister à côté de la grande et forte Union chrétienne-démocrate. Cette coalition chrétienne-libérale était sans aucun doute plus conforme aux vues et au cœur d’Angela Merkel, comme celle-ci d’ailleurs n’avait cessé de le répéter dans sa campagne électorale.
Les électeurs ont pourtant contraint, dès 2013, chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates à s’associer au sein d’une nouvelle grande coalition, faute d’une majorité CDU/CSU+FDP ou SPD+Verts. L’évolution n’a pas effrayé la chancelière qui avait acquis le sens du compromis avec le SPD lors de sa première grande coalition (2005-2009) et dont elle avait appris à siphonner à son bénéfice le programme social, au point qu’aux yeux d’un nombre non négligeable de chrétiens-démocrates, Angela Merkel a aujourd’hui la réputation d’être quasiment plus social-démocrate que chrétienne-démocrate.
Adaptabilité et convictions
C’est cette adaptabilité au-delà des clivages idéologiques qui explique, pour une part non négligeable, la capacité de la chancelière à durer : on retrouve cette composante dans sa recherche d’un candidat Vert à la présidence fédérale pour ouvrir une perspective à un éventuel gouvernement CDU/CSU+Verts à l’automne 2017 : pourquoi, en effet, ne pas jouer cette carte pour se libérer du carcan des autres options ?
Pourtant, le choix, en la personne de Frank-Walter Steinmeier d’un candidat commun aux chrétiens-démocrates et aux sociaux-démocrates pour occuper la fonction de président fédéral pour succéder à Joachim Gauck (lequel ne demandait pas le renouvellement de son mandat) montre qu’Angela Merkel a été contrainte de prendre ses décisions sous la pression des réalités existantes et à venir : une alliance CDU/CSU+Verts n’a guère de chance, en l’état actuel des choses, d’aboutir sans provoquer une scission des Verts et, de ce fait, d’être privée de majorité.
Adaptabilité revient à dire pragmatisme, mais Angela Merkel se laisse également conduire par des convictions tout en évoluant au gré des événements et de leurs conséquences pour l’Allemagne et l’Europe : abandon du nucléaire au lendemain de Fukushima, sauvetage de l’euro aux conditions de l’Allemagne lors de la crise grecque, accueil des réfugiés en 2015-2016, sur la base de la profonde conviction qu’il y va de la défense des valeurs qui fondent l’Europe.
C’est la sans doute le plus grand défi qu’Angela Merkel aura à relever dans les mois et années qui viennent, car la contestation s’amplifie du côté des populistes mais nourrit également la contestation au sein de la CDU, et tout particulièrement au sein de la CDU bavaroise dont le président, Horst Seehofer, ne cesse de réclamer que soit mis un terme à la « politique de bienvenue » et fixé un quota annuel indépassable de migrants – chose jugée impraticable, parce qu’irréaliste, par la chancelière.
« Un nouveau mandat, oui, mais pour quoi faire ? »
Angela Merkel pâtit ainsi de la double réputation de ne pas afficher clairement son programme politique et d’être trop au centre-gauche. Reproche lui est fait, par ailleurs, de ne pas anticiper les événements et de réagir trop tard – ce qui l’a amenée à faire le constat récent qu’effectivement elle prenait « [son] temps avant de [se] décider mais qu’une fois [sa] décision prise », elle s’y tenait. Une attitude qui reflète à merveille la façon de travailler des Allemands d’aujourd’hui, leur façon également de négocier sans se mettre sous la pression du temps. Dans cette phrase transparaît la double volonté de faire preuve de compréhension et de souplesse à l’égard de ses partenaires mais aussi de fermeté et de fiabilité.
Toutefois, à l’annonce de sa candidature à un quatrième mandat, de très nombreux observateurs allemands ont réagi par la question suivante : « Oui, mais pour quoi faire ? » Ils attendent qu’Angela Merkel se donne une ligne directrice et dise, vu la fonction de leader échue à l’Allemagne en Europe, ce qu’elle pense faire en matière de construction européenne face aux populismes montants et au « Brexit », comment elle pense la mondialisation et envisage la réforme du régime des retraites, etc.
Déjouant tous les pronostics, la chancelière a été la première à réagir aux menaces de Donald Trump de de réduire le soutien des États-Unis à la sécurité des États européens en annonçant que l’Allemagne se donnait dorénavant pour objectif de consacrer 2 % de son PIB à la Défense – ce qui représentera dans les années à venir un effort considérable en même temps que cela impliquera une évolution des mentalités sur les questions de défense et de guerre. Une façon claire de dénoncer par avance un nouvel isolationnisme américain qui pourrait aller de pair avec un nouvel unilatéralisme.
C’est sans doute là qu’intervient la composante personnelle pour expliquer la longévité d’Angela Merkel. Dans ce contexte lourd d’incertitudes, on notera que son annonce de briguer un quatrième mandat lui a d’ores et déjà a valu un net regain de popularité alors que sa cote fluctuait fortement ces derniers mois sous l’influence de la crise migratoire. Quelque 64 % des Allemands y sont aujourd’hui favorables.
Autre signe qui ne trompe pas, non seulement la cote de popularité de la chancelière croit, mais l’annonce de sa candidature bénéficie également à son parti : lors du sondage le plus récent (EMNID/Bams de fin novembre), la CDU/CSU obtiendrait 37 % des voix – son score le plus élevé depuis le début de l’année – si les élections législatives avaient lieu maintenant (tandis que le SPD perdrait 1 point). Un bond de plusieurs points en une quinzaine de jours pour les chrétiens-démocrates !
Jérôme Vaillant, Professeur émérite de civilisation allemande, Université Lille 3 – Université de Lille
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.