Claude Patriat, Université de Bourgogne
« Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne. »
Guillaume Apollinaire, « Alcools », 1913.
Il y a des régimes qui commencent bien et qui finissent mal : ce fut le cas de la IVe République. Il y a des régimes qui finissent tout aussi mal qu’ils ont commencé. Ce qui risque fort d’être le cas pour une Ve née des secousses d’un coup d’État et dans la fumée épaisse d’un début de guerre civile, aujourd’hui incapable de surmonter la paralysie qui l’accable face à la crise. Usé jusqu’à la corde par trois quinquennats calamiteux, trahi par le mythe d’une présidence démiurge incapable de tenir ses promesses, le régime survit dans la défiance à l’égard de ceux qui prétendent l’incarner.
Des années d’impuissance et de renoncement à la parole donnée sous la pression des circonstances ont totalement décrédibilisé le mot même de politique. Pour une immense majorité de Français, il a cessé d’exprimer l’opposition de systèmes, d’idéologies, de programmes. Il n’incarne plus l’éternel dialogue entre l’esprit d’autorité et l’esprit de liberté, la justice et l’efficacité, la tradition et le progrès. La politique semble se rétrécir au jeu aussi féroce que vain de personnes qui se ruent vers le pouvoir avec d’autant plus d’appétit qu’elles en font toutes le même usage.
La République des expédients
Faute de pouvoir percevoir les enjeux et les buts de la société, les représentants se contentent d’expédients de circonstance. L’ambition d’un candidat se réduit à persuader que, grâce à lui, les choses n’iront pas plus mal ! Quand il n’exploite pas ce qu’il y a de plus bas dans l’homme, ses peurs primaires et ses instincts de rejet de l’autre. Dans une farce ridicule, on habille le diable en burkini. Un manichéisme aussi sommaire que dangereux tient lieu de cadre au faux débat : face au bon Français, l’étranger devient tantôt suspect, tantôt ennemi, toujours menaçant.
Réécrivant l’histoire à l’encre sympathique, on oublie que la religion musulmane est l’une des trois religions du Livre, où elle puise ses racines. Qu’à ce titre elle fait pleinement partie de la culture d’une Europe qu’elle a fécondée en transmettant l’héritage de la pensée grecque, et à laquelle elle est restée rattachée jusqu’à la chute de Grenade en 1492…
Par pensée, par parole et par inaction, la classe politique, tous bords confondus, semble avoir fait faillite. Elle a ouvert la boîte de Pandore du populisme, permettant toutes les outrances et les mauvais procès. Car la corruption financière que l’on prête si volontiers aux élus demeure très marginale : en tout cas très inférieure à ce qu’elle était il y a encore quelques années.
La vraie corruption est ailleurs. Elle est dans l’esprit général : plus que d’un défaut d’honnêteté, nos élites souffrent d’un défaut d’espérance. Il suffit pour s’en convaincre de voir le sort fait à la jeunesse malgré les promesses électorales : personne ne s’adresse à elle, personne ne lui indique une mission, personne ne lui délivre un message, personne ne lui permet de dessiner son avenir. On l’invite à passer des concours tout en réduisant les postes à pourvoir. On l’incite à passer des examens toujours plus élevés tout en reconnaissant que ces diplômes ne donneront pas d’emploi. Voilà la jeunesse condamnée à marcher sans espoir, sans repères vers un futur d’une effrayante noirceur.
Sombre tableau, peut-être. Mais à la mesure de la situation d’épuisement de nos institutions. Il y a une perte de confiance dans la parole des gouvernants, qui érode jusqu’aux mythes fondateurs de l’être ensemble. Or cette croyance est aussi indispensable au pouvoir que la fermeté du sol. L’édifice ne tient encore debout que par trois ingrédients : la force des intérêts particuliers qui sont liés à son existence ; l’incertitude et la crainte de l’inconnu ; l’absence d’une vision du lendemain précise (et sans personne qui soit susceptible de l’incarner).
Introuvable Solon
C’est dire la grande fragilité du dispositif. Il serait urgent de prendre la mesure de la question. Autant qu’économique et politique, la crise que nous traversons est culturelle. Débordée par une mondialisation anarchique, la France a perdu son latin universaliste. Nous désespérons aujourd’hui de ne pas avoir compris que la culture n’est ni un luxe, ni un supplément d’âme : elle est une médiation indispensable entre les pays et les hommes ; elle seule permet d’affronter la complexité du réel.
Faire le contraire d’une erreur n’est pas une garantie de vérité. C’est pourtant ce qui s’est passé avec la Ve République. La IVe avait sombré dans les outrances d’un parlementarisme incontrôlé, étouffant l’exécutif sous le poids de son inconsistance. Voici la Ve qui se noie dans un présidentialisme exacerbé, qui réduit le Parlement en chambre d’enregistrement. Au besoin par la menace.
L’autorité de l’État se trouve-t-elle pour autant renforcée ? Rien n’est moins sûr. Il suffit d’apprécier la montée des abstentions et la disqualification des gouvernants aux yeux des citoyens pour se convaincre de l’inverse. Un fossé profond s’est creusé entre ce que les Présidents prétendaient vouloir faire, grâce aux pouvoirs que leur confère la Constitution, et ce qu’ils ont été en capacité de faire réellement. D’où un sentiment d’abandon toujours plus partagé par les citoyens ; d’où un refuge dans l’abstention, pire, dans l’extrémisme. Déçus par un État dont ils ne ressentent plus que les abus bureaucratiques au lieu de la main secourable, ils savent ce qu’ils ne veulent plus. Mais personne ne les aide à formuler collectivement ce qu’ils veulent.
Il s’en suit une mosaïque d’attentes souvent contradictoires, véritable quadrature du cercle. La mission que l’on fixe au Président relève de l’impossible. Il faudrait un saint (ou une sainte) pour trancher le nœud gordien : nous n’avons que des thuriféraires d’egos surdimensionnés. Alain disait : « Le pouvoir rend fou. Le pouvoir absolu rend absolument fou. » Force est de constater que l’appétit de conquête du pouvoir rend déjà à demi fou. L’incroyable ballet cacophonique des « primaires » nous amène aux limites d’une aventure à haut risque.
La comédie des primaires made in France
Car il y a bien un échec de la tentative d’importation des primaires à l’américaine. Conçues aux USA pour une élection à un seul tour, elles y ont pour objet de choisir le compétiteur de chacun des deux camps regroupés dans deux partis. Le Président sortant étant naturellement candidat à sa réélection. Amenées en France pour pallier la crise du leadership dans l’un des deux principaux partis de gouvernement, elles font double emploi avec le premier tour de la présidentielle, dont la fonction était précisément de faire le tri.
De surcroît, le multipartisme français jette une suspicion de verrouillage sur les deux principaux appareils dominants qui tentent d’imposer leur choix comme le seul sérieux. Sans programme et sans projet collectif dont l’heureux vainqueur serait le porteur, les primaires ne sont pas des outils de choix, mais des instruments d’élimination. Indice s’il en est de l’échec du système : son inventeur, Arnaud Montebourg, hésite fortement à s’y soumettre. Et que dire d’Emmanuel Macron : sortant d’une gauche où il était à peine entré, il s’avance sur le chemin de la présidentielle par un raccourci, ignorant superbement la case des primaires, à droite comme à gauche !
Comme si la barque n’était pas assez chargée, un élément supplémentaire vient gangrener un peu plus le dispositif : la candidature proclamée d’un ex-Président à droite, la candidature sous-entendue de l’actuel Président à gauche. L’une et l’autre faussent tout débat de fond, car elles amènent pour pièces à conviction deux bilans hypothéquant les projets. Et ces deux-là ont plus de choses en commun qu’on pourrait le penser : ils ont réussi en cinq ans à exaspérer leur camp, en gouvernant à contre-sens de leurs promesses initiales. On peut prétendre chercher l’excuse dans les circonstances : « C’était dur, plus dur que prévu » ! L’excuse sonne comme une condamnation sans appel. Quoi de plus grave, en effet pour un chef politique que de ne pas savoir anticiper ?
Remettre la pendule institutionnelle à l’heure
Pour sortir la France de l’ornière où elle s’enfonce, inutile d’espérer en un « Général Revanche », décidé à venger l’humiliation dont il estime avoir fait injustement l’objet. Ni en un moderne avatar du Président Queuille attendant d’un problème qu’il se dissolve dans l’absence de solution. Ce n’est pas un homme seul qui détient la clef de l’avenir : seul un rassemblement des énergies autour d’un projet mobilisateur y parviendra.
Voilà qui suppose une condition préalable : rétablir les règles du jeu démocratique permettant le libre déploiement des initiatives collectives. Nul besoin à ce niveau d’une mutation institutionnelle. Simplement d’en revenir à la Constitution de 1958, qui tentait un compromis entre un chef de l’État, arbitre puissant et un régime parlementaire rationalisé. En établissant des garde-fous contre les chimères d’un présidentialisme exacerbé. Quelques mesures y suffiront : retour au septennat (non reconductible) ; interdiction pour le Président, dans l’année qui suit sa propre élection, de dissoudre l’Assemblée ; instauration de l’élection des députés au scrutin proportionnel.
Persister dans la voie des jeux stériles de partis dévitalisés serait fatal. Et nous entraînerait à paître dans les prairies d’automne où fleurissent les colchiques qui nous empoisonnent aussi sûrement que trompeusement.
Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique, Université de Bourgogne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Faute de pouvoir percevoir les enjeux et les buts de la société, les représentants se contentent d’expédients de circonstance. L’ambition d’un candidat se réduit à persuader que, grâce à lui, les choses n’iront pas plus mal !