Samim Akgönül, Université de Strasbourg
Il existe une perception populaire en Turquie : l’actualité du pays va bien plus vite que dans les autres contrées du monde et une crise politique ne fait jamais de vieux os, elle est immédiatement remplacée par une autre. Le soir du 15 juillet 2016, une frange de l’armée a tenté un coup d’État militaire contre le pouvoir islamiste et autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, déclenchant une nouvelle période d’incertitude tant dans les implications politiques et militaires que dans ses conséquences sociales et gouvernementales.
À l’heure où ces lignes sont écrites, il est encore trop tôt pour une analyse fine. Un coup d’État (fût-ce raté) est un fait social total. Il possède des dimensions sociologiques, politiques, militaires, techniques, stratégiques et diplomatiques. Les explications devront être affinées dans les mois voire les années à venir.
Le coup d’État militaire, une tradition
L’intervention militaire dans le jeu politique est une constante dans l’Histoire contemporaine du pays. Depuis la fondation de la Turquie moderne en 1923 – justement par les militaires victorieux de la Guerre dite d’indépendance-, l’armée constitue la première force politique du pays. Tout au long du siècle dernier, elle est intervenue à intervalles réguliers, soit pour mettre la main directement sur l’administration (comme ce fut le cas en 1960 et en 1980), soit pour installer un gouvernement à apparence civile mais sous strict contrôle militaire (comme en 1971 et en 1997).
Il y a eu d’autres interventions ratées et des tentatives de junte dans la junte avec à la clé, à chaque fois, un durcissement du régime. En 1926, la tentative ratée d’assassinat de Mustafa Kemal à Izmir avait fourni aux kémalistes le prétexte nécessaire pour écarter les opposants afin de tenir le régime d’une main de fer jusqu’au décès de ce dernier en 1938. Cemal Madanoğlu, un des putschistes de 1960, a échoué à plusieurs reprises dans ses tentatives visant à prendre le pouvoir – en 1962, en 1963 et en 1971 – engendrant à chaque fois un régime plus autoritaire qu’auparavant.
Ainsi, la tentative de putsch de cet été s’inscrit clairement dans une lignée en Turquie. Cela dit, le contexte tant politique et social que médiatique n’est plus le même. Le 28 février 1997, via le Conseil national de Sécurité, une institution dominée par les généraux et instaurée par la junte de 1980, l’armée avait provoqué la démission du premier gouvernement de l’Histoire du pays dirigé par le leader du mouvement islamiste Millî Görüş (« Vision nationale »), le Hoca (maître) Necmettin Erbakan.
Islamisation rampante
Ce coup d’État déguisé avait alors produit un résultat inattendu : une scission au sein du mouvement islamiste entre les traditionalistes regroupés autour d’Erbakan et les jeunes « réformateurs » autour du maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdoğan. Dès son arrivée au pouvoir en 2002, le Parti de la Justice et du Développement (AKP) a dû batailler avec l’armée, qui se voyait comme la garante de la République jacobine et qui surtout contrôlait d’une main de fer toute forme de religiosité selon le principe a la turca de laïcité. C’est en étendant au fil des ans son pouvoir sur les institutions, via l’Éducation et l’Administration des affaires religieuses, que le gouvernement a consolidé son pouvoir face à des militaires qui voyaient d’un très mauvais œil l’islamisation rampante dans les discours et dans les actes.
Dans cette lutte qui ne fut pas toujours feutrée, l’AKP a eu une alliée de poids, la confrérie politico-religieuse de Fethullah Gülen, auto-exilé aux États-Unis, qui disposait de leviers importants dans l’Éducation et surtout d’un personnel qualifié et instruit, lequel faisait cruellement défaut aux islamistes. Ces derniers n’ont jamais pu former leurs cadres. Ainsi, main dans la main pendant une décennie, un mouvement politique et une organisation de volontaires réunis sous le vocable de « Hizmet hareketi » (littéralement « Mouvement de service ») ont purgé l’appareil étatique de ses éléments les plus sécularistes, kémalistes et « réactionnaires » (attachés à ce qui restait de l’ancien régime).
C’est sous l’impulsion de ce mouvement, avec le ferme soutien du pouvoir et d’Erdoğan en personne, que la purge a pris la forme de deux procès-fleuves Ergenekon et Balyoz, de 2006 à 2016, où des soldats prétendument putschistes ont été écartés de l’armée un par un. Ces procès, qui se sont avérés iniques en partie par la suite, ont permis au pouvoir d’incarcérer et de criminaliser un certain nombre d’opposants – militaires ou pas.
Chasse aux sorcières
Cette purge des kémalistes et laïcistes (présumés) a été suivie d’une seconde vague à partir de 2013, année où l’AKP s’est installée solidement au pouvoir tout en entrant en confrontation avec son ancienne alliée, la confrérie dirigée par Gülen. Depuis lors, toutes les administrations ont été consciencieusement vidées de leur personnel, remplacé par un autre nommé directement par l’AKP. Ce parti considère en effet que le mouvement Hizmet a tenté de le déstabiliser en créant un État dans l’État. L’accusation de paralelci (littéralement « paralléliste »), proféréé en référence à l’État parallèle qu’aurait institué les partisans de Gülen, est devenue très commode pour mettre en accusation tous les opposants au régime d’Erdogan et pour se défausser des échecs politiques essuyés tant sur le plan intérieur qu’extérieur.
Cette purge s’est transformée en une véritable chasse aux sorcières en 2014, suite aux révélations concernant des cas de corruption massive dans l’entourage de Recep Tayyip Erdoğan. Progressivement, les médias, la police, les Universités – avec le harcèlement juridique, disciplinaire et médiatique dont ont été victimes 1128 universitaires signataires d’un appel pour la paix au Kurdistan turc –, mais aussi la justice et l’armée ont été « nettoyés » des éléments jugés rétifs aux ordres du gouvernement.
La tentative de putsch du 15 juillet dernier a provoqué un coup d’accélérateur dans le processus de mise sous tutelle de l’ensemble de l’appareil étatique débouchant sur l’instauration d’un régime présidentiel (lequel existe déjà de facto) et d’un État-Parti qui n’est pas sans rappeler l’époque de Ceausescu en Roumanie.
Questions sur un putsch raté
Quatre jours après la tentative maladroite du coup d’État militaire, trois thèses circulent dans l’opinion publique et chez les analystes.
1. Pour le gouvernement, il n’y a pas de doute : les responsables sont ces militaires qui ont infiltré l’armée depuis les années 1980 (sic), gravissant les échelons en dissimulant leur appartenance guleniste pour échapper à la répression des kémalistes en premier lieu puis à celle de l’AKP depuis 2013. Ces militaires cherchaient précisément à échapper à une nouvelle purge prévue au cours de ce mois. Il s’agissait donc bien de « sauver leur peau » en assassinant le Président et mettant sous tutelle militaire le régime.
Dès le lendemain de la tentative de putsch, plus de 6 000 officiers ont été arrêtés et près de 3000 policiers hauts gradés également écartés. 2745 juges ont été mis à pied, accusés d’être des proches du mouvement gülen. Des préfets et des sous-préfets, longtemps compagnons de route de l’AKP, sont également pris dans les filets de la répression. Et il est même question de rétablir la peine de mort, quitte à couper les ponts ténus qui demeurent avec l’Europe, pour dissuader de nouvelles tentatives.
2. L’opinion publique kémaliste et/ou séculariste y voit quant à elle un complot. Selon de nombreux commentateurs, compte tenu des incohérences de cette tentative – le peu de moyens mobilisés, le putsch qui a commencé dans la soirée alors que tout Istanbul était dehors (et non pas au petit matin), les appels constants à la prière des 90 000 mosquées du pays, les scènes de lynchages… – c’est bien Recep Tayyip Erdoğan qui a lui-même organisé cette tentative ou, du moins, l’a laissé faire. Son but : en sortir renforcé en tant que défenseur de la démocratie et écarter toute opposition face à lui pour annoncer enfin l’établissement de son califat !
Selon certains analystes, le fait que ni l’opposition parlementaire, ni les kémalistes du CHP (Parti républicain du Peuple, principal mouvement de l’opposition laïque) ni les Kurdes du HDP (Le Parti démocratique des peuples, une coalition rassemblant le mouvement kurde et la société civile libérale), n’aient soutenu ce putsch constitue une entrave à ces projets : le Président ne peut en effet accuser l’opposition politique d’être complice des putschistes.
3. Pour d’autres, enfin, c’est la frange kémaliste de l’armée qui, constatant l’islamisation rampante de la société et du régime, mais aussi ses accointances avec l’Organisation de l’État islamique, aurait voulu mettre fin à cette dérive. Dans un communiqué laconique, la junte s’est donné le nom de « Conseil de la Paix dans le pays », en s’inspirant de la moitié d’un adage de Mustafa Kemal : « Paix dans le pays, paix dans le monde ». Il se peut qu’il y ait eu une coalition contre-nature entre les kémalistes et les gulenistes (qui, pourtant, se détestent) face au même ennemi, l’AKP, mais pour des raisons opposées.
Une armée et un appareil d’État affaiblis
Quoi qu’il en soit, et comme on ne peut espérer un procès équitable et transparent à court terme, il sera difficile d’y voir clair. Une chose est sûre : l’armée et l’ensemble de l’appareil étatique sortent extrêmement affaiblis de cet épisode, alors que le pays fait face à des défis vitaux en interne comme en externe (l’afflux de réfugiés, la menace de l’État islamique, la question kurde, les relations avec la Russie, Israël et l’Égypte…).
L’armée turque est la deuxième plus importante de l’OTAN avec 77 000 soldats professionnels et quelque 325 000 conscrits. Si les officiers ont été formés dans des institutions militaires séculaires prestigieuses, les soldats restent issus des couches les plus défavorisées de la population, surtout depuis une mesure adoptée en 2014 permettant aux plus riches de racheter leur service militaire. Ainsi, les soldats du rang, éternelle chaire à canon, sont les premières victimes dans une société qui n’hésite plus à lyncher le mehmetçik (nom affectueux donné à ces simples soldats), d’ordinaire adulé dans une atmosphère mêlant nationalisme, mysticisme et religiosité.
La Turquie fait désormais face à une crise, inédite par certains aspects, traditionnelle par d’autres, mais qui – comme toujours – approfondit les fractures sociétales préexistantes : entre islamistes et séculiers, entre Turcs et Kurdes, entre hommes et femmes. Ces fractures religieuses, ethniques et sexuelles, déjà présentes dans la société, apparaissent une fois de plus comme des instruments au service de la lutte pour le pouvoir, mais aussi comme ses conséquences.
Samim Akgönül, Université de Strasbourg
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.