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De la démocratie en temps de Covid-19

Dimanche, on vote (DR)
Dimanche, on vote (DR)

Chiara Destri, Sciences Po – USPC et Cyrille Thiébaut, Sciences Po – USPC

Demandez à un étudiant de première année ce qu’est la démocratie, et il vous répondra très certainement qu’il s’agit d’un régime politique dans lequel le peuple élit ses dirigeants.

Les élections sont en effet au cœur du système démocratique. Par elles, les citoyens choisissent celles et ceux qui prendront, en leur nom, des décisions ainsi reconnues comme légitimes. Grâce aux élections, chacun d’entre nous, en âge de voter, a le droit d’exprimer son opinion quant à l’intérêt général, la justice, la conduite des affaires de la cité. Qu’un pays fier de son histoire démocratique comme la France veuille défendre la tenue de ses élections en temps de crise est donc important, louable et compréhensible. Ainsi, le jeudi 5 mars, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a confirmé qu’elles auraient lieu. Une semaine plus tard, lors de son allocution télévisée, le président de la République Emmanuel Macron a affirmé qu’il « est important, dans ce moment, en suivant l’avis des scientifiques comme nous venons de le faire, d’assurer la continuité de notre vie démocratique et de nos institutions ».

Peut-on considérer pour autant que ces déclarations soient dans le meilleur intérêt de la démocratie ? Les élections sont certes essentielles, mais pas suffisantes pour définir un régime comme démocratique. De nombreux autres pays qu’on ne qualifierait pas de démocratiques en organisent pour des raisons anti-démocratiques. En Russie par exemple, les élections n’ont d’autre but que de confirmer Vladimir Poutine au pouvoir. Au-delà des élections, la démocratie renvoie aussi à l’équilibre des pouvoirs – le système des « checks and balances » – et la protection des droits fondamentaux des citoyens.

Toutefois, si nous nous concentrons sur le moment électoral, un scrutin ne se produit jamais dans le vide. Ce qui rend les élections démocratiques, c’est le contexte dans lequel elles se déroulent, ainsi que la façon dont elles sont interprétées.

Au-delà du vote, le moment délibératif

Nous pouvons – de façon schématique et sommaire – diviser les politistes et philosophes politiques en deux camps : les partisans d’une conception délibérative de la démocratie (pour lesquels la légitimité de la décision politique dépend de la délibération préalable) et les partisans d’une conception agrégative (pour qui la décision politique est légitime si elle résulte de l’agrégation des préférences individuelles exprimées dans le vote).

Les premiers sont les plus exigeants. Ils considèrent les élections comme la pointe de l’iceberg. Ce qui importe réellement, c’est le processus délibératif en amont, au cours duquel les citoyens peuvent échanger leurs points de vue à propos du bien commun et aboutir à une décision publique raisonnée et justifiée. Comme le note Charles Girard,

« Le statut de citoyen implique non seulement l’accès au vote, mais aussi aux conditions d’un jugement autonome car délibéré. »

Cela signifie que les élections doivent se tenir dans un contexte qui donne aux citoyens le temps et les moyens de s’informer sur les différentes options politiques en présence et leurs mérites, afin de comprendre les raisons pour lesquelles chaque parti défend le projet politique qu’il présente. Dans cette perspective, les résultats d’une élection ne sont pas légitimes juste parce qu’ils sont l’expression de la majorité. Ils sont légitimes parce qu’ont été assurés la circulation de l’information et l’affrontement contradictoire des points de vue. C’est d’ailleurs ce qu’affirme le philosophe Bernard Manin lorsqu’il écrit :

« La volonté majoritaire est légitime parce qu’elle est constatée à l’issue d’un processus délibératif que tous les citoyens (ou du moins ceux qui le voulaient) ont arbitré ; la procédure qui a précédé la décision est une condition de légitimité tout aussi nécessaire que le principe majoritaire ; c’est la conjonction des deux éléments qui crée la légitimité ».

On comprend bien pourquoi cette conception délibérative de la démocratie se heurte à la réalité en temps de crise. Alors que la campagne officielle des élections municipales s’est ouverte le 2 mars dernier, depuis quelques semaines le débat public est monopolisé par l’épidémie de Covid-19 et la progression exponentielle du nombre de malades. L’attention des citoyens est détournée des enjeux des élections municipales à venir, tous étant bien plus préoccupés – à juste titre – par les questions de santé publique. Or, bien que primordiales, ces questions ne sont pas l’enjeu principal d’un scrutin qui porte sur le choix du futur maire d’une commune. Et ce d’autant moins que les maires disposent certes de compétences quant à la santé publique et la prévention des risques sanitaires ; mais ils ne disposent pas de celles qui relèvent de la gestion d’une pandémie.

La situation actuelle est bien trop éloignée des conditions idéales de débat démocratique d’après le paradigme délibératif. Si une décision prise à la majorité est légitime en tant qu’elle est la meilleure au regard du débat qui s’est tenu, l’indisponibilité des citoyens – dont l’attention limitée est mobilisée par la crise en cours plutôt que par les programmes des candidats – prive le résultat des élections de sa légitimité délibérative.

Une conception plus réaliste de la démocratie

On pourrait objecter que la conception délibérative de la démocratie est trop idéaliste, et que par conséquent, elle ne convient pas aux démocraties réelles. D’autres politistes, moins exigeants, défendent ainsi une conception qu’on peut appeler agrégative. Selon eux, une démocratie se caractérise en tant que telle par l’agrégation des préférences individuelles.

Certains ajoutent que la compétition est également fondamentale : pour que les élections soient justes, deux partis au moins doivent s’opposer pour gagner les votes des citoyens. Et alors, comme le note le théoricien Adam Przeworski, tout régime où un parti au pouvoir court concrètement le risque d’être vaincu peut se dire démocratique.

D’après cette vision plus réaliste, ou minimaliste, de la démocratie, l’absence d’un véritable débat public raisonné ne menace pas la légitimité des élections et de leurs résultats. La compétition entre divers partis politiques parmi lesquels les électeurs doivent choisir suffit à assurer le caractère démocratique des élections, et du régime qui en découle. Que des meetings de campagne soient annulés et que l’espace public soit saturé par un autre enjeu n’affecteraient pas la validité du scrutin. La conception agrégative de la démocratie est plus réaliste : tant que tous les citoyens sont libres d’y participer, qu’un véritable choix leur est donné et que la compétition électorale est juste, les élections sont considérées comme justes et leurs résultats légitimes.

Toutefois, la situation aujourd’hui est plus compliquée. La propagation du nouveau coronavirus SARS-CoV-2 est constante. Jeudi soir, 2876 personnes étaient diagnostiquées et 61 étaient décédées en France. L’Europe entière est bouleversée par la maladie, dont la progression est importante chez les voisins et partenaires européens de la France : plus de 15000 malades diagnostiqués en Italie et 1000 décès ; plus de 3000 cas détectés en Espagne, et 86 morts ; 2745 cas en Allemagne. Dans un tel contexte dramatique, 28 % des électeurs seraient susceptibles de ne pas se rendre à leur bureau de vote par crainte des risques de contamination d’après un sondage IFOP. Ces chiffres sont évidemment à prendre avec précaution. Ils peuvent également varier au regard de l’évolution de l’épidémie d’ici le premier tour du scrutin. Mais comment donner tort à ces potentiels nouveaux abstentionnistes ?

L’interprétation des résultats, ultime enjeu des élections

Pour les pays qui ne prévoient pas le vote obligatoire (au contraire de la Belgique ou l’Australie par exemple), l’abstention est une donnée constante des élections.

Celle-ci ne fait que progresser en France, non seulement d’un scrutin municipal à l’autre, mais également d’une élection à l’autre, au point que la mobilisation des électeurs est devenue un enjeu électoral en soi.

Mais justement, les citoyens doivent être libres de choisir de s’exprimer, ou pas. Le droit de s’exprimer est une précondition essentielle des élections démocratiques. Toutefois, en cas de pandémie, la décision d’aller voter, notamment des plus vulnérables, est-elle totalement libre et sans contrainte ? Comment peut-on à la fois demander « à toutes les personnes âgées de plus de 70 ans, à celles et ceux qui souffrent de maladies chroniques ou de troubles respiratoires, aux personnes en situation de handicap, de rester autant que possible à leur domicile » et en même temps, leur demander qu’ils se rendent aux urnes ? Comment peut-on à la fois demander aux Françaises et aux Français de protéger les plus fragiles, et leur faire prendre le risque de se réunir dans les bureaux de vote ? Et enfin, quelle signification donner à l’abstention au prochain scrutin : si elle augmente par rapport à 2014 – qui avait déjà atteint le record historique de 37,8 % des inscrits –, sera-t-elle interprétée comme l’effet de l’épidémie ou comme un signe supplémentaire de la crise de la représentation qui touche toutes les démocraties occidentales ?

Quelle égalité devant le vote ?

En outre, si tous les électeurs ne sont pas également affectés par le risque que représente le Covid-19, il se pose alors la question de l’égalité devant le vote dans un contexte pandémique. On arguera que les plus susceptibles d’être dissuadés d’aller voter dimanche sont justement ceux qui s’abstiennent le plus dans les élections. Mais certains partis risquent ainsi d’être privés (d’une partie) de leur électorat. Rappelons qu’aux élections européennes de 2019 le LR, LREM et RN s’étaient partagés le vote des plus de 65 ans, alors qu’à l’inverse, les partis de gauche avaient été plus populaires parmi les 18-24 ans. Surtout, le risque est grand de marginaliser encore plus des populations qui se sentent d’ores et déjà exclues du jeu démocratique.

Nous ne sommes plus qu’à quelques jours du premier tour du scrutin municipal, et le gouvernement français a choisi de le maintenir. Pour les villes et les villages de moins de 1000 habitants où un seul tour suffit à désigner le vainqueur, on peut penser – ou espérer – que l’impact de l’épidémie n’aura pas eu de conséquences trop importantes sur la campagne, et donc sur la légitimité des résultats.

Au regard de l’évolution de la maladie, une vraie question se pose pour la campagne d’entre-deux tours pour les villes importantes, celles dont les résultats font l’objet d’une véritable lutte d’interprétation politique au niveau national. N’oublions pas que ces élections se déroulent dans un contexte de mobilisation sociale, certes occulté par le Covid-19 mais bien réel, à la suite de la réforme des retraites. Maintenir les élections municipales dans ces conditions, n’est-ce pas priver les citoyens d’un scrutin au cours duquel ils auraient pu renouveler leur confiance au président ou au contraire lui envoyer un signal préventif ?

Finalement, peu importe qu’on défende une conception exigeante ou minimaliste de la démocratie. En l’état actuel, quelle que soit la perspective adoptée, les élections municipales seront marquées par un déficit de légitimité. Soit parce que le débat public n’a pas pu se tenir comme il se doit et aborder les véritables enjeux locaux du scrutin. Soit parce que la crainte de se rendre aux urnes est inégalement répartie parmi les votants, ce qui aura comme conséquence un résultat biaisé des priorités de l’électorat.The Conversation

Chiara Destri, Chercheuse Postdoctorale, CEVIPOF, Sciences Po – USPC et Cyrille Thiébaut, Chercheuse associée au CEVIPOF, Sciences Po – USPC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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