Hugo Melchior, Université Rennes 2
Depuis plusieurs semaines, tandis que la mobilisation contre la loi travail se poursuit, les fameux « casseurs » réapparaissent dans les médias. Il semble qu’aucun mouvement social en France ne puisse faire l’économie de leur présence, et ce toujours pour le pire et jamais pour le meilleur.
En 1970, une loi « anticasseurs » fut votée pour juguler le phénomène « gauchiste », rendant juridiquement responsables les organisateurs d’une manifestation de toute violence commise. Si celle-ci fut abrogée en 1982 par le pouvoir socialiste, les casseurs n’ont pas pour autant disparu des manifestations. Mais ce n’est pas tant dans les textes de loi que l’on remarque la présence de casseurs, c’est dans les médias de grande audience qu’ils s’observent le mieux. Leur description est toujours la même : ils sont jeunes, radicaux, masqués et habillés tout en noir.
Une figure bien ancrée dans les médias et l’opinion publique
Leur comportement serait toujours le même : ils s’infiltreraient dans les cortèges, apparaissant toujours comme des éléments extérieurs. Ils provoqueraient systématiquement les forces de l’ordre en les insultant ou en leur jetant des projectiles de toutes sortes. Ils commettraient des dégradations en brisant des vitrines, détériorant du mobilier urbain et parfois brûlant des voitures.
Le couple de la peur face aux casseurs et du désir de ne pas s’associer à eux revient inévitablement lors des manifestations de rue. La construction de cette figure est fondamentalement articulée à un rejet et à une condamnation absolue du recours de la violence physique en politique, excepté celle de l’État détenteur du monopole de la violence physique légitime.
Ainsi en usant de la violence, ceux qu’on désigne sous l’étiquette de « casseurs » perdraient leur légitimité à s’exprimer sur la politique. Cette étiquette viserait à les disqualifier, à les tuer politiquement. Présentés comme des éléments extérieurs à la manifestation, totalement dissociés de celle-ci, ils feraient fi des raisons qui ont conduit à son organisation et ne s’en préoccuperaient d’ailleurs pas. Pire, ils seraient dans un rapport totalement opportuniste, de manipulation des manifestations légales qu’ils s’efforceraient de faire dégénérer pour en faire ce qu’ils veulent, c’est-à-dire un concentré de violences.
Dans cette figure construite par les pouvoirs publics et les médias, les « casseurs » ne sont pas des citoyens qui exerceraient leurs droits politiques, mais bien des personnes sans réelle idéologie, qui prendraient opportunément prétexte des manifestations de rue pour assouvir leurs pulsions destructrices.
Or, lorsqu’on observe les récentes manifestations, l’on est obligé d’admettre que les « casseurs » – personnes faisant preuve de violence – sont présents dans les manifestations depuis le début du mouvement. Lorsque, effectivement, ils en viennent à casser des vitrines d’établissements – banques, boîtes d’intérim, hôtels de luxe, et plus largement toute institution symbole du capitalisme –, ces derniers sont rarement choisis par hasard.
Ils deviennent des cibles politiques du fait de la fonction sociale qui est la leur. Aussi s’en prendre à eux, même symboliquement, constitue un acte hautement politique. Lorsqu’ils manifestent, s’affrontant directement aux forces de l’ordre, le visage dissimulé avec des foulards, c’est autant pour ne pas être identifié que pour se protéger de l’usage des grenades lacrymogènes par les forces de l’ordre. De plus si ces « casseurs » ont des masques ou des lunettes pour les yeux, des casques ou autres éléments de type armure, c’est bien pour se protéger des tirs tendus, à commencer des tirs de flashball pouvant engendrer des lésions irréversibles.
« Mouvances autonomes »
Mais tout cela ne nous dit rien sur l’identité politique de ces étranges et inquiétants « casseurs ». Dans les affrontements de rue, un certain nombre d’entre eux appartiennent à des « mouvances autonomes » : bien que n’appartenant pas à une organisation dont les statuts auraient été déposés en préfecture, ils apparaissent extrêmement organisés, structurés, revendiquant des objectifs politiques.
Participant aux mouvements sociaux, présents à la fois dans les manifestations, mais aussi dans les assemblées générales, les comités de mobilisation et autres organes de discussion, ils sont partie intégrante du mouvement social. Mais lorsque les affrontements éclatent, ce sont bien eux qui recourent principalement à la violence physique, par le biais de jet de pierre ou de feu d’artifice.
L’analyse empirique des manifestations de ces dernières semaines oblige à admettre qu’ils ne sont pas seuls : des militants révolutionnaires affiliés à des organisations légales, et d’autres étudiants, lycéens non organisés et parfois même des syndicalistes, salariés et des chômeurs sont présents à leurs côtés. Très souvent habillés de la même manière, pour les mêmes raisons de protection et de confidentialité, sans nécessairement participer directement aux affrontements. Par leur présence, ils permettent au noyau dur de ne pas se retrouver seul face aux forces de l’ordre.
Ainsi, ceux qu’on stigmatise avec l’étiquette infamante de « casseurs » sont, en réalité, des militants actifs du mouvement social, autrement dit des individus hautement politisés.
Logique politique
Les affrontements qu’ils provoquent délibérément avec les forces de l’ordre à un moment donné entrent dans une logique radicalement politique. En effet, ce sont les forces de l’ordre qui sont ciblées, c’est-à-dire les représentants du gouvernement présents sur le parcours de la manifestation. Les violences relèvent d’une stratégie, celle de la tension. Il s’agit de maintenir, d’entretenir, de faire perdurer la conflictualité, par-delà la manifestation de masse.
Cette stratégie est pensée comme associée à la massification indispensable du mouvement, en vue d’un recul satisfaisant du gouvernement. En effet, l’histoire des mouvements sociaux montre qu’il est difficile de faire plier un gouvernement sans assumer le fait d’aller au-delà du seul droit de manifester pacifiquement.
Les affrontements lors des manifestations de rue jouent ce rôle d’au-delà. Alors que la grève est un droit constitutionnel, l’affrontement avec les forces de l’ordre lui ne l’est pas. Sa condamnation et sa délégitimation sont donc extrêmement faciles.
La figure du « casseur » marque la fétichisation de l’ensemble du mouvement social. Derrière le « casseur » masqué, habillé en noir, usant de violence, c’est toute la réalité du mouvement social qu’on cherche à occulter : des assemblées générales aux revendications, des discussions lors d’une distribution de tracts au travail de décloisonnement des luttes. À cet égard, si les « casseurs » n’existaient pas, il faudrait les inventer.
Cet article a été écrit en collaboration avec Philippe Kernaleguen, étudiant en histoire à Rennes 2.
Hugo Melchior, Doctorant en histoire politique contemporaine, Université Rennes 2
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.