Georges El Haddad, Université de Lorraine et Guillaume Bagard, Université de Lorraine
En 1880, un siècle après la prise de la Bastille en 1789, la République cherche une date pour sa fête nationale : elle adopte le 14 juillet. Cependant, dans le texte de loi, la date du 14 juillet n’est rattachée à aucune année en particulier.
« La République adopte la date du 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle » (article unique de la loi du 6 juillet 1880).
Que célèbre-t-on alors ce jour-là ? La prise de la Bastille et/ou la fête de la Fédération ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre ce qui s’est passé ces deux 14 juillet (1789 et 1790) et pourquoi le législateur a choisi cette date, fruit de longs débats parlementaires et d’un consensus politique.
La prise de la Bastille : le 14 juillet 1789
En 1789, les mauvaises récoltes ont aggravé la crise économique. Les impôts sont lourds et le chômage augmente à Paris. Sur fond de conflits sociaux, un bras de fer politique se livre à Versailles. Le roi Louis XVI convoque les états généraux du Royaume, qui se réunissent dès le 5 mai en trois ordres : nobles, clergé et tiers état. Le 17 juin, des députés du tiers état se constituent en Assemblée et s’emparent donc de facto du pouvoir législatif. Dans leur serment du Jeu de paume, le 20 juin, ils s’engagent à ne pas se séparer avant d’avoir donné une Constitution à la France.
Mais la situation s’envenime. Divers régiments d’étrangers au service du roi – Suisses, Prussiens, Autrichiens – marchent sur Paris. Ainsi à la garnison de la Bastille, s’ajoute une troupe de gardes suisses.
Jacques Necker, ministre des Finances, réformateur et populaire, est renvoyé par le roi le 11 juillet. Signal terrible ! L’heure de la Révolution est-elle arrivée ? Dans les jardins du palais royal à Paris, le journaliste Camille Desmoulins appelle aux armes. Une manifestation tombe sur un régiment étranger qui charge sur ordre. À Paris, les habitants se scandalisent et certains soldats français sont gênés par la présence des gardes étrangères. Le 12 juillet, la nouvelle d’une mutinerie des gardes françaises se répand, renforçant la détermination des émeutiers. Le peuple se met à chercher des armes et à attaquer les dépôts de fusils.
Du haut des murs de la Bastille, ancienne forteresse militaire transformée en prison d’État, le gouverneur de Launay observe le faubourg Saint-Antoine en ébullition. Dans la nuit du 12 au 13 juillet, sur les 54 barrières d’octroi qui ceinturent Paris, 40 sont incendiées. La colère s’exprime contre des symboles visibles. Versailles est loin ; au faubourg de Saint-Antoine, c’est la Bastille. Le gouverneur, craignant une attaque, déplace les barils de poudre vers une cache plus sûre.
Pour éviter les débordements, les anciens électeurs de Paris aux états généraux ont décidé de créer un comité permanent siégeant à l’Hôtel de Ville, une forme d’exécutif municipal. À Versailles, la frange dure de la cour refuse l’existence de ce comité et adjure le roi de faire usage de sa force. La cour s’inquiète de la tournure politique des évènements, alors que les bourgeois, entre la cour et les émeutiers, craignent le désordre.
Seulement, les assaillants ont besoin de fusils et il y en a 30 000 aux Invalides. La poudre, quant à elle, se trouve… à la Bastille !
Le 14 juillet, à 10h du matin, la foule armée de fusils se dirige vers la Bastille. Au faubourg Saint-Antoine, les habitants sont sur leurs gardes.
Pour minimiser les risques de violences, le comité permanent entame des négociations avec le gouverneur de la Bastille. Ce dernier accepte de retirer les canons. Mais les habitants croient que les soldats retirent les canons pour les recharger. Les malentendus s’accumulent… À 15h, Pierre Augustin Hulin prend la tête d’une garnison de soldats insurgés. Avec des canons, il arrive à la Bastille. Le gouverneur ne donne ni l’ordre de tirer, ni celui de ne pas tirer.
À 17h, la garnison de la Bastille rend les armes, sur promesse des assiégeants qu’aucune exécution n’aura lieu en cas de reddition. La garnison de la Bastille, prisonnière, est conduite à l’hôtel de ville pour être jugée. En chemin, le gouverneur de la Bastille est roué de coups, massacré à coups de sabre et décapité au couteau.
La Bastille, symbole du despotisme, est tombée, faisant près de cent victimes. La Révolution y trouvera son mythe.
On avait cru la Bastille pleine, mais les envahisseurs n’y trouvent que sept prisonniers : deux fous, quatre faussaires et un fils de famille enfermé pour une affaire d’« honneur ». Faute de grand prisonnier à montrer au peuple, on invente le comte de Lorges :
« Un malheureux vieillard qui fut trouvé chargé de chaînes, à moitié nu, avec des cheveux et une barbe de divinité fluviale, au fond d’un cachot où ne pénétrait pas la lumière et dont les murailles suintaient l’humidité […]. Le misérable vieillard, qui gisait là depuis des années et des années, fut comme de juste porté en triomphe par les amis de la liberté aux acclamations d’un peuple en délire. »
L’histoire de la Bastille est écrite sur l’heure. D’emblée, on en retire une double légende, noire pour la Bastille elle-même, et héroïque, pour ceux qui l’ont prise. Qu’importe qu’on l’ait trouvée quasi-vide, qu’importe que Louis XVI ait eu l’intention de la détruire et de créer sur ce site une vaste place qui aurait porté son nom, qu’importe que la garnison se soit abstenue d’utiliser ses canons contre les assiégeants, la construction de l’histoire nationale n’a que faire de ces détails.
À la suite de la prise de la Bastille, Louis XVI refuse d’adopter la ligne dure voulue par une partie de son entourage. Le discours du 15 juillet est clair sur ce sujet : il utilise même le terme « Assemblée nationale ». Ensuite, il accepte la Constitution de 1789 qui instaure en France un régime de monarchie constitutionnelle. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen lui sert de préambule. Politiquement, on ne peut pas résumer le 14 juillet à une « journée de sang ». La prise de la Bastille devient un symbole historique et une impulsion politique forte, comme l’a expliqué Michelet.
La fête de la Fédération : le 14 juillet 1790
Lorsqu’un an plus tard, en 1790, il s’agit de célébrer l’unité retrouvée dans ce qu’appellera la fête de la Fédération, on choisit pour le faire le 14 juillet, mais sans mentionner la Bastille. La première commémoration du 14 juillet 1789 aura ainsi été la fête de la réconciliation et de l’unité de tous les Français. Des délégués des 83 départements de l’époque viennent prêter serment à la nation, à la Constitution, et au roi. C’est le 14 juillet qui est fêté, mais un autre 14 juillet.
Lors de ce 14 juillet, 100 000 fédérés défilent avec leurs tambours et leurs drapeaux. La participation de la foule est immense, très enthousiaste, malgré le mauvais temps. C’est Talleyrand, évêque d’Autun, qui célèbre la messe.
D’abord, La Fayette, commandant de la Garde nationale, prête serment le premier, au nom des gardes nationales fédérées :
« Nous jurons de rester à jamais fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi et de protéger conformément aux lois la sûreté des personnes et des propriétés, la circulation des grains et des subsistances dans l’intérieur du royaume, la prescription des contributions publiques sous quelque forme qu’elle existe, et de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité. »
Ensuite, le président de l’Assemblée prête serment au nom des députés et des électeurs. Enfin, le roi prête serment de fidélité aux lois nouvelles :
« Moi, roi des Français, je jure d’employer le pouvoir qui m’est délégué par la loi constitutionnelle de l’État, à maintenir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par moi et à faire exécuter les lois. »
De façon inattendue, la reine se lève, tenant le Dauphin entre ses bras, et déclare :
« Voilà mon fils, il s’unit, ainsi que moi, aux mêmes sentiments. »
Un mouvement accueilli par mille cris de « Vive le roi, vive la reine, vive Monsieur le Dauphin ! ».
La multitude prête serment et entonne l’hymne catholique « Te Deum », puis se sépare au milieu des embrassades et des cris en l’honneur de Louis XVI. Le Marquis de Ferrières explique :
« C’était un spectacle digne de l’observateur philosophe, que cette foule d’hommes venus des parties les plus opposées de la France, entraînés par l’impulsion du caractère national, bannissant tout souvenir du passé, toute idée du présent, toute crainte de l’avenir, se livrant à une délicieuse insouciance. »
Il est vrai que l’événement n’a pas eu un grand impact historique, puisque la réconciliation (ou le compromis de La Fayette) a duré moins d’un an, car la famille royale, tentant de s’enfuir, fut rattrapée à Varennes le 21 juin 1791. La seconde tentative de fédération, en 1792, ne fut pas suivie d’effets et pendant les Cent-Jours (1815), c’est en vain que l’on tente de renouveler les anciennes fédérations à Paris et en Bretagne. Mais lorsque sous la IIIe République, l’Assemblée nationale adopte le 14 juillet comme fête nationale, la loi évite de mentionner une date ou un événement et les discours des rapporteurs ainsi que les débats parlementaires statuent sur une ambiguïté consensuelle.
L’instauration de la fête nationale en 1880 : quel 14 juillet ?
Le 6 juillet 1880, le 14 juillet devient officiellement jour de la Fête nationale française. Ni l’année 1789 (prise de la Bastille chère aux républicains), ni l’année 1790 (fête de la Fédération chère aux conservateurs) n’est mentionnée dans la loi afin de satisfaire les deux courants de l’époque.
En fait, un débat s’est tenu au Sénat pour choisir le jour de la fête nationale. Plusieurs dates ont été envisagées, sans succès. La révolution de 1830, la révolution de 1848, la naissance de la République en 1870, l’année 1792 avec la victoire de Valmy suivie immédiatement de la proclamation de la première République, etc. : toutes ces propositions offriraient à la fois des potentialités et des désaccords intéressants.
Faute d’accord sur les dates précitées, le député Benjamin Raspail dépose le 21 mai 1880 une proposition de loi tendant à adopter le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle. Si le texte de la loi ne mentionne aucune date, les débats parlementaires, qui mènent à l’adoption du texte, convergent vers le 14 juillet : une date « à double acception ». Le rapport du Sénat, préalable à l’adoption de la proposition de loi, fait la même référence :
« Rappelons que le 14 juillet 1789, ce 14 juillet qui vit prendre la Bastille, fut suivi d’un autre 14 juillet, celui de 1790, qui consacra le premier par l’adhésion de la France entière […]. Cette seconde journée du 14 juillet, qui n’a coûté ni une goutte de sang ni une larme, cette journée de la Grande Fédération, nous espérons qu’aucun de vous ne refusera de se joindre à nous pour la renouveler et la perpétuer, comme le symbole de l’union fraternelle de toutes les parties de la France et de tous les citoyens français dans la liberté et l’égalité. […] Fédération, ce jour-là, a signifié unité volontaire. »
Si la date de 14 juillet est in fine adoptée en 1880, c’est en raison de son double symbole. A tel point que le texte de loi ne précise pas d’année. Le 14 juillet s’impose, parce qu’il parle à tout le monde. Que les citoyens de l’époque superposent ou ne distinguent pas les deux 14 juillet, au fond ça ne change rien pour la loi.
Aujourd’hui encore, on peut voir les deux 14 juillet sur les sites officiels, et de l’Élysée, et du gouvernement :
« Les maires des communes de France et les Français commémorent les deux 14 juillet. La prise de la Bastille et l’insurrection populaire du 14 juillet 1789 […]. Mais aussi la première fête de la Fédération, nationale et consensuelle, le 14 juillet 1790 : dernière grande manifestation d’unité nationale. »
C’est pourquoi, en fêtant le 14 juillet, nous célébrons une date ambiguë de notre histoire. Aujourd’hui la fête de la Fédération est sortie de la mémoire populaire. La prise la Bastille est, dans l’inconscient collectif, l’acte fondateur de la Révolution. Aux États-Unis, on parle d’ailleurs de « Bastille Day ». C’est le moment où la France bascule d’une monarchie de droit divin à une monarchie constitutionnelle.
Ainsi, ce samedi, quand vous célébrerez le 14 juillet, vous songerez peut-être aux manifestants populaires marchant sur la Bastille ou à La Fayette réconciliant la nation. Notre fête nationale a une signification plurielle a l’instar des antagonismes qui ont fait l’Histoire de France.
Georges El Haddad, Doctorant en Sciences Économiques et Attaché d’Enseignement et de Recherche à la Faculté de Droit, Sciences Économiques et Gestion de Nancy et à l’Institut Supérieur d’Administration et de Management. Membre du Conseil Scientifique de l’Université, Université de Lorraine et Guillaume Bagard, Doctorant contractuel en Histoire du droit chargé d’enseignement, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.