Bénédicte Chéron, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités
Depuis qu’il a été élu président de la République, Emmanuel Macron a multiplié les signes propres à l’installer dans sa fonction de chef des armées. « En choisissant de remonter les Champs-Élysées à bord d’un véhicule militaire, le nouveau président envoie un signe fort à un pays traumatisé par la menace terroriste », écrivait un journaliste au soir de son investiture, le 14 mai. L’après-midi même, le nouveau Président s’était aussi rendu à l’hôpital militaire Percy pour une visite aux blessés de guerre, à huis clos. Depuis les visites se sont enchaînées, de celle – à Gao le 19 mai – auprès des militaires de l’opération Barkhane au spectaculaire hélitreuillage pour rejoindre le sous-marin nucléaire, Le Terrible, le 4 juillet.
Le ministère de la Défense est devenu ministère des Armées. Au-delà des questions de périmètres, théoriquement inchangés, les mots ont leur importance : le terme « armées » revient au premier plan institutionnel, donnant au militaire un rôle central dans l’histoire immédiate de la défense nationale.
Il y a certes une part d’affichage et de communication dans ces choix, mais les symboles comptent dans un pays dont la relation entre la société, le monde politique et les armées s’est longtemps caractérisée par une valse-hésitation entre une lointaine indifférence et une condescendance polie.
Le soutien de l’opinion, pas de Bercy
La question se pose alors de la politique qui sera réellement menée après cette introduction martiale du quinquennat. Bien des acteurs et des spectateurs attentifs de l’actualité militaire étaient dans une expectative inquiète, pour ne pas dire plus, sur le sort budgétaire effectivement réservé aux armées. Ils n’ont désormais plus guère de doute sur l’issue des arbitrages en cours.
Parce qu’on a légèrement freiné l’inexorable courbe de la réduction des effectifs militaires après les attentats de 2015, parce qu’on a beaucoup parlé de guerre au cours du dernier quinquennat et que certains ont adopté des postures viriles, parce que les candidats à l’élection présidentielle ont presque tous brandi les fameux 2 % du PIB comme un but à atteindre, certains ont pu croire que les préoccupations sur les moyens alloués à la défense nationale n’avaient plus lieu d’être. À tort.
Quelques observateurs légitimement obstinés ne cessent de le rappeler : les saignées des décennies précédentes sont loin d’être compensées. Il serait bon que leurs voix, heureusement plus présentes qu’elles n’ont pu l’être par le passé dans le paysage médiatique, ne deviennent pas peu à peu une petite musique de fond avec laquelle on compose sans vraiment en tenir compte.
Les responsables politiques devraient y être d’autant plus attentifs que les Français semblent bien être prêts à entendre un discours qui aille en ce sens : 82 % souhaitent que le budget de la Défense soit maintenu ou augmenté (IFOP-DICoD, mars 2017) et 66 % sont en faveur d’une augmentation et d’une modernisation des forces conventionnelles françaises pour en maintenir la crédibilité. Enfin, 55 % des Français considèrent que le budget actuel de la Défense est insuffisant pour que les armées puissent remplir leurs missions de défense (IFOP-DICoD, mai 2017), soit 20 points de plus qu’en 2012. Resterait alors à utiliser ces nouveaux moyens pour une politique générale d’emploi des forces qui soit cohérente au regard des ambitions affichées.
Le sens de l’action militaire
Or, cet objectif ne sera jamais atteint si les responsables politiques n’ont pas le souci de rendre aux armées une identité narrative qui ait du sens, pour reprendre les mots de Paul Ricœur dont on sait qu’ils sont chers au cœur du président de la République. Rappelons-le, l’identité narrative des armées peut difficilement être cohérente si elle ne renvoie pas, peu ou prou, à une trame épique. Rendre cette identité aux armées, c’est accepter d’ordonner toute décision et toute parole qui les concerne à une fin supérieure : la compréhension du sens de l’engagement militaire, tout entier orienté vers le combat et vers la possibilité de donner la mort et de la recevoir au nom de la nation.
Alors que les interrogations sont nombreuses sur le projet de service national obligatoire qui n’aurait aucune fonction strictement militaire, alors que l’opération Sentinelle dure et mobilise toujours 7 000 soldats en permanence pour une mission dont l’utilité réelle, dans ce format, est débattue, la question de cette identité épique se pose. On ne peut affirmer vouloir faire des guerres (et les gagner) et demander à ceux qui la font de jouer massivement et durablement des rôles qui ne sont pas les leurs.
Il s’agit bien sûr, à court terme, d’une question de moyens (on y revient toujours). Il s’agit aussi, à moyen et long terme, de la compréhension par la société tout entière du sens de l’action militaire.
Les gestes et les paroles du Président
L’expression « outil militaire » (ou « outil de défense ») est désormais passée dans le langage courant. À tort, on ne s’interroge pas assez sur les significations induites par ces mots anodins. En certains contextes d’analyse des équilibres institutionnels, ils peuvent être légitimes, mais à force d’être répétés à tout bout de champ, ils disent aussi une réalité regrettable : les armées sont devenues le couteau suisse que les dirigeants politiques peuvent sortir de leur poche lorsque, confrontés aux échecs réels ou supposés d’autres institutions ou structures sociales, il leur semble que la pente à remonter est trop ardue.
Après des décennies d’effacement des réalités combattantes d’un imaginaire national blessé par les souvenirs guerres françaises du XXe siècle, cet usage durable des armées, dans des fonctions qui ne devraient être qu’annexes et conjoncturelles et que l’on survalorise pourtant, est au cœur d’un malaise devenu, depuis les années 1970, un objet médiatique récurrent.
La considération qu’un Président accorde aux armées par ses gestes et ses paroles n’est pas sans importance. D’autres chefs de l’État, en leur temps, n’ont même pas su répondre à cette mission première qui était la leur. Jacques Chirac a ainsi peiné à donner du sens à la mort de neuf soldats français, à Bouaké, en Côte d’Ivoire, en novembre 2004. Quant à Nicolas Sazkozy, il a promis une impossible transparence aux familles des dix défunts d’Uzbin en Afghanistan, en août 2008, donnant l’impression qu’une enquête sur le déroulement de l’embuscade pourrait dissiper le « brouillard de la guerre ». Par leurs mots malheureux, ils ont relégué des faits d’armes au rang de simples faits divers.
Sur ce plan, des lignes, semble-t-il, ont bougé. La dimension combattante des engagements militaires français n’est plus occultée par des responsables politiques qui ne seraient pas prêts à en assumer les conséquences. Le nouveau président de la République a manié abondamment les symboles depuis son élection. Reste à ce que cette considération affichée soit suivie de décisions qui rendent aux armées une identité épique cohérente et non seulement de façade.
Si les armées continuent d’être considérées comme le palliatif de tous les dysfonctionnements sociaux tandis que Bercy demeure le décisionnaire ultime des moyens de notre puissance, le malaise continuera de coller aux semelles de ceux qui combattent au nom de leurs concitoyens.
Bénédicte Chéron, Historienne, chercheur-partenaire au SIRICE, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.