Matt R. Lady, Université de Strasbourg
Au sein de l’Union européenne (UE), les organisations de la société civile (OSC) sont de plus en plus sous la pression de gouvernements qui contestent leur légitimité et remettent en question leur loyauté.
Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, définissait pourtant le rôle grandissant de la société civile comme « the new super-power », essentiel pour venir à bout de l’autoritarisme et préserver la démocratie.
Au sein de l’UE, les OSC jouent aussi un rôle important dans la lutte contre la corruption. Des organisations nationales à celles d’envergure internationale, la société civile est un acteur robuste contre la corruption.
Celles-ci ont en effet démontré leur force en mettant en lumière les lacunes sur le plan de l’intégrité de nos institutions – des représentants de gouvernement, du secteur privé, des associations commerciales et des organisations internationales.
Un contrat social miné
Aujourd’hui, cependant, certaines OSC font face à une forme d’hostilité et sont sévèrement réprimées par ceux dont les intérêts sont focalisés sur le maintien d’un statu quo des pratiques de corruption.
Au sein des 28 membres de l’UE, la corruption est présente à plusieurs niveaux et sous toutes ses formes. Si bien que trois quarts de la population estime que la corruption est largement répandue.
Alors que l’UE fait face à des défis importants, la corruption est une sorte de cancer agissant en son sein.
La corruption institutionnelle contribue en effet à une forme de défiance envers les institutions étatiques. Et la corruption des entreprises transnationales insulte l’État de droit et sème le chaos dans les pays en développement, diminuant de fait les possibilités de compétition loyale et intègre sur le marché.
Laissée hors de contrôle, la corruption suscite le cynisme et l’entre-soi chez nos concitoyens, mettant en péril les institutions et le contrat social sur lequel repose la légitimité démocratique.
Reconnaître la contribution de la société civile dans la lutte contre la corruption en Europe est essentiel. Autant que de souligner les efforts de certains gouvernements pour entraver son travail.
Quelques succès
En République tchèque, le cabinet Frank Bold, basé à Prague, se situe entre le cabinet d’avocat classique et l’organisation à but non lucratif. Il conjugue le travail juridique traditionnel avec une attention particulière portée à la résolution des problèmes sociaux et environnementaux. En 2013, ce cabinet a lancé une initiative pour l’adoption de neuf lois anticorruption. En à peine trois ans, cinq des neuf lois proposées ont été adoptées.
La société civile française s’est également mobilisée dans la lutte contre la corruption. En 2008, Sherpa et l’antenne nationale de Transparency International, tous deux basés à Paris, ont collaboré à la constitution d’un dossier à l’encontre de Teodorin Obiang, fils du président de la Guinée équatoriale, qu’ils ont porté au civil.
Dans l’affaire toujours en cours concernant des faits présumés de corruption et de détournement de fonds à hauteur de 100 millions d’euros des caisses de l’État, les autorités ont saisi le somptueux hôtel particulier parisien d’Obiang avenue Foch, à Paris, ainsi que plusieurs voitures de luxe.
En Espagne, des activistes anticorruption, réunis sous la bannière 15MpaRato, ont lancé en 2012 une campagne publique dans le but de poursuivre Rodrigo Rato, banquier d’affaires, politicien et ex-président du FMI pour des faits présumés de corruption et de fraude.
Dans le but de rendre justice aux milliers d’actionnaires et de personnes endettées, Simona Levi, personnalité de premier plan du mouvement du 15MpaRato et fondatrice de X-net a souligné que « la société civile avait dû s’organiser pour surveiller nos institutions ».
L’année dernière, Rodrigo Rato a été condamné à 4 ans et 5 mois de prison pour le détournement de millions d’euros alors qu’il dirigeait deux des plus importantes banques d’Espagne, dont l’une avait été secourue par un plan de sauvetage de l’UE à hauteur de plusieurs milliards d’euros.
Au total, 65 dirigeants de banques ont ainsi été condamnés.
En décembre 2017, un juge milanais a cité à comparaître les directeurs des firmes Royal Dutch Shell et ENI pour des faits présumés de corruption internationale dans l’obtention d’une concession pétrolière au Nigeria.
Pour ce faire, des organisations de la société civile en Europe (Global Witness, Corner House et Re :Common) ont collaboré avec un activiste nigérian anticorruption, Dotun Oloko, pour déposer une plainte, considérant que le peuple nigérian avait « été lésé de près d’un milliard de dollars, soit l’équivalent du budget national pour la santé. »
Dans chacun de ces cas, les OSC ont réussi le tour de force d’imposer leur action à des gouvernements réticents.
Défis à venir
Cependant dans certains pays de l’UE, la société civile est réprimée, influencée ou étouffée par des dispositions administratives oppressives et intimidée par les gouvernements.
L’année dernière, en Pologne, une nouvelle loi qui impose une procédure centralisée pour la subvention des associations a été votée. L’organe qui gère cette procédure est rattaché aux services du premier ministre. Les leaders de la société civile polonaise craignent que cette nouvelle procédure ne favorise en priorité le financement d’organisations conservatrices, catholiques et pro-gouvernementales.
De son côté, la Hongrie a promulgué une loi disposant que les organisations recevant plus de 24 000 euros de fonds étrangers devaient être assujetties au régime « organisations civiles subventionnées par l’étranger ». L’antenne de Transparency International à Berlin a dénoncé la promulgation de cette loi en Hongrie, arguant qu’elle s’apparentait à « un système nuisible de contrôle des organisations non gouvernementales. »
Au Royaume-Uni, l’an passé, le EITI Civil Society Network a retiré sa participation à cette initiative en faveur de la transparence au sein des industries d’extraction après que le gouvernement a donné à une seule organisation le contrôle des nominations de la société civile au sein du groupe.
Ailleurs dans l’UE, des activistes anticorruption et des journalistes d’investigation sont également attaqués.
Dans l’île État de Malte, Daphne Caruana Galizia, journaliste et activiste anticorruption, a été brutalement assassinée par une puissante bombe qui a explosé dans sa voiture en octobre 2017. Une délégation parlementaire de l’UE à Malte a exprimée sa préoccupation au sujet de l’état de droit et de la démocratie dans ce minuscule État membre de l’UE, affirmant :
« L’assassinat brutal de Daphne Caruana Galizia avait pour objectif d’instiller la peur en chacun des citoyens, notamment ceux impliqués dans les enquêtes et les poursuites liés à des cas de blanchiment de capitaux et de corruption. »
En Slovaquie également, le journaliste d’investigation Ján Kuciak et sa fiancée Martina Kusnirova ont été abattus chez eux en février dernier. Kuciak enquêtait sur la corruption politique et les liens présumés avec un groupe mafieux italien notoire.
Le 14 mars, le premier ministre, Robert Fico, a été forcé de démissionner. Des milliers de Slovaques ont depuis lors protesté à Bratislava ce mois-ci pour exiger la démission du chef de la police et des élections anticipées.
Tant à Malte qu’en Slovaquie, de sérieuses questions sont soulevées quant à l’indépendance et au professionnalisme de ces enquêtes.
L’Europe en marche arrière
Ces défis démontrent les forces et les faiblesses des OSC. Alors qu’elles ont un impact positif contre la corruption au sein de l’UE, elles restent à la merci des gouvernements.
Après avoir publié son rapport inaugural sur la corruption en 2014 et s’être engagé à la publication d’un nouveau rapport tous les deux ans, la Commission européenne a fait marche arrière. Après avoir révélé que la corruption au sein de l’UE « coûte à l’économie européenne environ 120 milliards d’euros par an », la Commission fait la sourde oreille aux appels à plus de transparence et nous interroge sur la direction dans laquelle s’engage la lutte contre la corruption.
Bien que tous les États membres de l’UE aient ratifié la convention des Nations Unis contre la corruption, qui implique de promouvoir la société civile dans la lutte contre ce fléau, peu d’entre eux tiennent leurs engagements dans ce domaine.
Au contraire, les OSC sont proie à une pression grandissante qui vise à les brider pour ne pas s’aliéner le soutien des gouvernements. Les OSC doivent résister à cette pression. Elles doivent également préserver jalousement leur légitimité et continuer leur important travail de combat contre la corruption en Europe.
Matt R. Lady, Doctorant en droit / chercheur associé, Université de Strasbourg
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.