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Vu du Moyen Âge : l’ire du prince, ou quand Donald Trump se prend pour Charles le Téméraire

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La Bataille de Nancy par Delacroix, 1831.
BnF

Simon Hasdenteufel, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

Paru le 5 janvier 2018 aux États-Unis, le livre Fire and Fury fait parler de lui et envahira nos librairies d’ici un mois. Son auteur, le journaliste américain Michael Wolff, y dresse un portrait au vitriol de Donald Trump, présenté comme un président colérique, capricieux et incapable. Ce dernier n’a pas manqué de réagir avec brutalité en voulant faire interdire ce brûlot – avec pour seul effet de créer un immense coup de publicité, sans doute espéré et attendu par les éditeurs. En tout cas, les mots du titre ne viennent pas de nulle part et nous renvoient à l’été dernier.

Le livre que Donald Trump tente de faire interdire.
Amazon

Le 8 août 2017, Donald Trump menaçait en effet de frapper le régime nord-coréen d’une puissance « de feu et de fureur telle que le monde n’en a jamais vu ». Dans les semaines qui suivirent, aucun des deux belligérants ne désarma dans l’escalade de la provocation nucléaire. C’est ainsi que le 19 septembre, à la tribune de l’Organisation des Nations unies, le président américain déclara que si le régime de Pyongyang venait à abuser de la « grande patience » des États-Unis, ceux-ci se résoudraient à « détruire totalement la Corée du Nord ». Le décalage est frappant entre la violence des paroles, menaçant de mort plus de vingt-cinq millions de Nord-Coréens, et les principes de paix et d’entente censés être les mots d’ordre de toute réunion de l’ONU. Mais une année de présidence Trump nous aura appris que ce dernier, tout au long de sa carrière, a fait de l’agressivité verbale et physique son principal instrument de communication, tant en politique extérieure qu’intérieure.

On aurait sans doute en partie raison de dire qu’une telle violence dans les mots et les actes est le produit d’un homme colérique et complexé. Mais, au-delà des considérations psychologiques, on peut aussi donner un sens politique à cette violence. En effet, force est de constater que les logorrhées de Trump rencontrent une véritable audience, mais aussi que cette stratégie de communication politique pourrait être promise à un bel avenir ailleurs qu’aux États-Unis. Mais elle a aussi un riche passé, notamment au cours du Moyen Âge, où l’ira principis, c’est-à-dire la « colère du prince », fut une véritable manière de gouverner, du moins pour certains souverains.

Une bonne crise de colère vaut-elle mieux qu’un long discours ?

Si ce conseil ne vaut peut-être pas pour la vie conjugale, en revanche, il semble fonctionner plutôt bien en politique. Le prince, c’est-à-dire celui qui détient le pouvoir politique, est un personnage public, de sorte qu’il peut faire passer un certain nombre de messages par le biais de ses émotions, afin d’assurer ou de renforcer son pouvoir. En Angleterre, depuis 1164, le roi Henri II supporte de moins en moins son ancien chancelier, Thomas Becket. Il faut dire que ce dernier, archevêque de Cantorbéry et à ce titre personnage important du royaume, fait tout pour s’opposer à la mainmise du roi sur l’Église d’Angleterre. Aussi, Henri II s’arrange-t-il pour manifester sa colère contre Becket en public et, en décembre 1170, il passe un savon à ses barons pour ne pas avoir réussi à faire taire ce dernier. Or, la colère du prince qui éclate aux yeux de tous vaut comme une sentence de mort conforme à la loi : il s’agit d’un acte politique codifié et destiné à être interprété. C’est donc ce qui conduit les barons à commettre le meurtre de Becket. La réaction d’Henri II est toutefois surprenante : quand il apprend la nouvelle, il s’effondre accablé, affirmant qu’il n’aurait jamais voulu la mort de l’archevêque.

Il est délicat pour l’historien d’interpréter ce retournement, car on ne sait pas à quel point les sources historiques ont transformé les faits. Néanmoins, on peut supposer que le roi a su manier avec habileté les émotions pour mener à bien ses intentions politiques : il affiche d’abord la colère pour se débarrasser de son adversaire, puis il manifeste de la tristesse pour se dédouaner en désavouant ce qui est une atteinte à la puissante Église, en montrant des signes de rédemption. Il y a donc une véritable communication émotionnelle dans le cadre de la politique du royaume.

Dans la Bible, la colère est réservée à Dieu ; elle vient sanctionner l’injustice, tandis que chez les êtres humains, elle est considérée comme un vice – jusqu’à faire partie des sept péchés capitaux. Néanmoins, avec l’affirmation du pouvoir royal, qui cherche à se donner une dimension sacrée, la colère devient un des privilèges des rois. Il faut toutefois qu’elle soit exercée avec modération, non pas motivée par la haine mais par le désir de rétablir l’ordre et le droit. De la sorte, les rois tentent d’en faire un moyen d’affirmer leur autorité. Mais il est des situations où la colère mène à la haine incontrôlée – et la haine mène à la souffrance puisqu’elle fait perdre au roi tout pouvoir !

Charles le Téméraire portant le collier de l’ordre de la Toison d’or par Rogier van der Weyden, vers 1462. Huile sur bois, Gemäldegalerie, Berlin.
Wikipédia, CC BY

Charles le Téméraire, têtu comme un bœuf bourguignon

Nous sommes au milieu du XVe siècle. Charles est un jeune garçon turbulent : il adore les sports de combat, le tir à l’arc et la chasse. En outre, il a été bercé par les prouesses des héros de l’Antiquité parmi lesquels le légendaire Achille, personnage principal de l’Iliade, le récit de la guerre de Troie, s’ouvrant sur ces mots : « Chante, déesse, la colère d’Achille ». Fils du duc de Bourgogne Philippe le Bon, le gamin a donc un CV parfait pour être un futur dirigeant des plus belliqueux – d’autant qu’à cette époque, les États bourguignons, rassemblant de nombreuses possessions éparpillées autour du Rhin, cherchent à s’étendre pour devenir un nouveau royaume, au détriment de la France qui sort affaiblie de la Guerre de Cent Ans (1337-1453).

Lorsque Charles succède à son père défunt en juin 1467, il récupère un très grand nombre de titres souverains dont celui de comte de Flandres, puisque les États bourguignons s’étendaient jusque dans cette région. Cependant, la cérémonie d’investiture qui a lieu à Gand le 28 juin se déroule d’une manière inattendue, que Trump n’aurait sans doute pas désavouée ! Les élites et le peuple de Gand choisissent en effet ce moment pour manifester un certain nombre de mécontentements au nouveau duc. Le chroniqueur bourguignon Georges Chastellain, contemporain des événements, rapporte que tout l’entourage du duc l’appelle à la prudence, comme l’aurait fait son père. Pourtant, Charles veut affronter la foule. Avec ses hommes d’armes, il va à la rencontre des rebelles. À l’un d’entre eux qui veut l’attaquer à coup de lance, Charles réplique en le frappant à coups de bâton et en l’injuriant « sans révérence », ce que notre chroniqueur juge indigne d’un souverain. Dans cette situation, la colère, loin d’être utilisée avec mesure et à bon escient, ridiculise le duc, ravalé au même rang qu’un homme du peuple, ce qui est impensable dans la société médiévale.

Les possessions bourguignonnes à leur apogée, sous Charles le Téméraire.
Marco Zanoli/Wikipédia, CC BY-SA

Les guerres du dernier duc de Bourgogne

Poursuivant la politique d’expansion de ses prédécesseurs, Charles le Téméraire mène à la tête d’une puissante armée des offensives continues au-delà du Rhin, ce qui lui valut le surnom de « Travailleur », mais aussi d’être qualifié de « sang belliqueux ». Cette agressivité aurait causé sa perte, si l’on en croit les récits de l’époque.

L’ultime épisode de sa vie et de son règne semble en effet en témoigner. Fin octobre 1476, Charles assiège Nancy, alors même que son armée est épuisée par des années de combats et qu’elle souffre de gros problèmes de ravitaillement. L’hiver s’installe mais Charles ne veut pas entendre les recommandations de son état-major qui l’appelle à renoncer au siège. Il va jusqu’à clamer qu’il combattra seul si nécessaire. Selon le chroniqueur Molinet, contemporain et témoin des événements, ce geste fut « la totale perdition de son corps et de son honneur ». Le 5 janvier, une armée vole au secours de Nancy : elle est bien organisée et en pleine forme, tandis que les troupes de Charles sont amoindries par le froid et la faim, sans parler de la trahison d’un de ses lieutenants qui passe à l’ennemi. L’armée bourguignonne est écrasée et, deux jours plus tard, on retrouve la dépouille de Charles dans la boue du champ de bataille.

Le courroux sans fin, le « feu et la fureur » du duc ont précipité sa chute. Tel serait le message des chroniqueurs qui ont écrit sur Charles le Téméraire. L’historien doit bien sûr faire attention à ne pas prendre ce que disent les chroniques pour argent comptant : les raisons de l’effondrement des États bourguignons sont plus complexes et, dans la mesure où les chroniqueurs ont écrit après les événements, ils ont sans doute cherché à les expliquer par la seule conduite irrationnelle du duc.

La colère, à consommer avec modération

Il n’en reste pas moins que, de Charles à Trump, les émotions du prince prennent souvent une grande place dans sa pratique de la politique. Aujourd’hui, cette colère a su parler à une grande partie de la population américaine lassée par une classe politique qui donne l’impression par ses manières et son langage lisses d’être coupée du « commun des mortels ».

Plus largement, en jouant sur une gamme d’émotions qui va de la colère à la joie en passant par l’exultation, les princes d’aujourd’hui savent mettre en place des stratégies pour s’adresser au public et le convaincre. À nous d’apprendre à décoder cette grammaire émotionnelle pour comprendre le sens de leurs mots et ce qui se cache derrière.


The ConversationRetrouvez l’auteure de cet article sur le blog Actuel Moyen Âge !

Simon Hasdenteufel, Doctorant en histoire médiévale, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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