Jean-Pierre Jacquot, Université de Lorraine et Roger Pouivet, Université de Lorraine
Le têtard et la grenouille, la chenille et le papillon, deux fables modernes « à la La Fontaine » et leurs conséquences sur la nature du Moi par Jean‑Pierre Jacquot.
Un têtard ayant nagé
Tout l’été
Se trouva fort étonné
D’être en grenouille transformé
Une chenille bien velue
Lorsque l’été fut venu
Par une étonnante vista
En papillon se transforma
Un bébé tout rond et joufflu
Après de nombreuses avanies
Devint un vieillard tout perclus
Au crépuscule de sa vie
Dans un épisode précédent du dialogue entre un biologiste et un philosophe, nous avons échangé sur la nature du Moi à la lumière des échanges de matière induits par l’existence des phénomènes biologiques de respiration et de photosynthèse.
La thèse proposée par le biologiste est que nous en sommes des êtres en échange constant avec leur milieu, en quelque sorte des flux de matière, et qu’à ce titre notre existence en tant qu’individu est une illusion.
Le point de vue du philosophe était diamétralement opposé, proposant que l’individu reste une unité quelle que soit la nature et la composition de la matière qui le compose. Ce premier échange conduit à creuser davantage la notion du Moi à la lumière de récents (ou de très anciens) développements des connaissances en biologie.
À la suite de cet échange initial et au cours de conversations traitant de nos aspects physiques respectifs comme enfants, adolescents puis adultes, nous avons confronté avec deux collègues biologistes allemands des photos de nous-mêmes à différents stades de développement. Étant tous adolescents dans les années 70, il était amusant de comparer nos tenues vestimentaires et capillaires de l’époque à notre aspect présent. Aucun d’entre nous n’est chauve mais il est toutefois notable que nos cheveux aient en général blanchi et que leur longueur a fortement diminué depuis le temps du flower power.
Cette inspection croisée nous a permis de constater que s’il n’est pas si aisé de déterminer à partir de photos quel adolescent a donné naissance à quel adulte, en général on parvient toutefois avec un succès relativement grand à prédire la bonne filiation des photos dans un échantillon tiré au hasard.
La situation s’est compliquée lorsque mon collègue Ralf a soumis à ma sagacité une photo montrant deux enfants âgés de 5 à 6 ans, l’un d’entre eux étant lui-même et l’autre son cousin. À ma grande confusion et au grand désespoir de Ralf je me suis trompé dans cette identification (il trouve que son cousin est beaucoup moins beau que lui au même âge et il était donc légèrement vexé).
Je suis probablement modérément physionomiste et il est vraisemblable qu’une majorité d’adultes confrontés à ce choix auraient opté pour la bonne photo. Toutefois si l’on pousse les choses un peu plus loin et qu’on essaie de présenter une dizaine de photos de bébés avec une seule correspondant à un adulte donné, il est largement probable que le choix de la bonne photo ressemblerait largement à un tirage au sort, en d’autres termes pour un observateur extérieur qui n’a pas accès à l’historique de l’évolution d’un individu il est impossible de relier de façon convaincante le bébé qui a donné naissance au vieillard grabataire en fin de vie. En d’autres termes encore l’individu en question a énormément changé…
Cette modification de l’aspect physique d’un individu est d’autant plus remarquable dans des modèles animaux subissant des métamorphoses, d’où le petit poème en en-tête dit « à la La Fontaine ». Il est évident que pour un observateur extérieur qui n’aurait pas connaissance du phénomène de mue transformant la chrysalide en papillon ou le têtard en grenouille, et en l’absence de données génétiques, il serait totalement impossible de relier le têtard à la grenouille et la chenille au papillon à cause des différences phénotypiques remarquables entre les différents stades de développement de ces organismes.
Ces observations sont un tantinet troublantes et génèrent un paradoxe parce que d’un côté nous voyons bien qu’il est impossible de dire qu’un papillon est le même être qu’une chenille mais de l’autre nous savons eu ces deux formes de vie correspondent effectivement à un seul individu. À la lumière de ces exemples on peut pousser la réflexion un peu plus loin sur la nature du Moi en ce qui concerne l’être humain et ses capacités. La question que l’on peut et doit se poser est la suivante : bien que nous sachions qu’un œuf initial a donné naissance à ce qui deviendra un vieillard mourant au bout de son existence, devons-nous considérer que la nature profonde de cet individu, son Moi, n’a pas changé ?
Je pense que l’on peut répondre de façon claire à cette question par la négative et ceci en se basant sur plusieurs observations. La première d’entre elles est que tout au long de son évolution un individu a changé complètement sa composition matérielle. Bien qu’il n’y ait pas de données précises sur ce point il est fort à parier qu’aucun des atomes et molécules qui étaient initialement présentes dans l’œuf après fécondation ne sont finalement présents dans l’individu en fin de vie. Tout a été remodelé par échange avec le milieu extérieur via la nutrition et la respiration. En d’autres termes la nature physique et chimique de l’individu a totalement changé au cours de son évolution, il n’est plus physiquement le même.
Parallèlement à cette évolution purement physique, son évolution intellectuelle change remarquablement au cours du développement, les capacités cognitives et d’interaction sociale d’un bébé à sa naissance sont évidemment extrêmement différentes de celles d’un individu à maturité et elles peuvent diminuer de façon extrêmement défavorable chez les vieillards en fin de vie.
L’ensemble de ces considérations conduit à proposer qu’un individu ne reste pas unique tout au long de sa vie il subit des transformations progressives qui changent profondément son identité et la nature de son Moi. En quelque sorte la notion du Moi est à évaluer sur la durée de vie d’un individu depuis sa conception jusqu’à sa disparition et sa désintégration mais nous pouvons bien imaginer qu’en général aucun observateur extérieur n’a accès à l’ensemble du pas de temps qui constitue un individu. Nous en sommes réduits dans nos interactions sociales à communiquer avec seulement un instantané, une photo de ce qui est l’autre.
Dans les échanges que nous avons eus avec mon collègue philosophe Roger Pouivet j’ai cru comprendre que pour lui l’état de conscience que possède l’être humain, en d’autres termes son Moi ou encore en d’autres termes son âme sont pour lui aussi tout à fait reliés à l’aspect matériel du corps. Il sera maintenant intéressant de connaître ses commentaires en réponse à cette analyse.
Réponse de Roger Pouivet
Un individu qui change physiquement au fil du temps reste-t-il cependant le même ? La réponse de Jean‑Pierre Jacquot est plutôt négative. Il en vient à suggérer que l’identité qu’une personne s’attribue – il parle du « Moi » – est une illusion.
Les dualistes affirment que l’identité d’une personne humaine n’est pas physique, mais mentale ou psychologique. En principe, un esprit pourrait être implanté dans un autre corps. Dans un texte fameux de son « Essai sur l’entendement humain » (II, XXVII, § 9), Locke dit qu’une personne est
« un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux ».
Il ajoute :
« Car si l’âme d’un prince, emportant avec elle la conscience de sa vie passée de prince, venait à entrer dans le corps d’un savetier et à s’incarner en lui à peine celui-ci abandonné par son âme à lui, chacun voit bien qu’il serait la même personne que ce prince, et comptable seulement de ses actes : mais qui dirait que c’est le même homme ? » (§ 15).
C’est, dit-il,
« que la même substance immatérielle ou âme ne suffit pas, où qu’elle soit située et quel que soit son état, à faire à elle seule le même homme » (§ 16).
Locke s’interroge sur la nature métaphysique de la personne. Il distingue, rigoureusement et clairement, « individu », « homme », « personne », « âme », « conscience ». Le problème qu’il pose n’est pas scientifique, au sens où la biologie pourrait y répondre. C’est une question métaphysique exigeant des réponses métaphysiques. Pour savoir ce qu’est l’identité, l’identité personnelle en particulier, on ne fait pas une enquête empirique. C’est affaire d’analyse de concepts, de réflexion sur leur signification, d’arguments.
Dans ma métaphysique préférée, les êtres humains sont composés d’une âme rationnelle et de matière. L’âme rationnelle fait leur identité spécifique, c’est-à-dire fait d’eux les êtres humains qu’ils sont. L’âme rationnelle est immatérielle. Cependant, chaque être humain est individué par sa matière. La modification progressive d’un corps restant spécifiquement le même, humain, ne met pas en péril l’identité personnelle.
C’est le problème du bateau de Thésée. Les éléments constitutifs du bateau sont remplacés l’un après l’autre lors d’un voyage. Est-ce le même bateau qui finalement revient au port ? On peut soutenir que le changement d’une planche n’est pas suffisant pour mettre en question l’identité, pas plus que je ne suis un autre en sortant de chez le coiffeur. À chaque étape, une partie seulement du bateau est changée ; et dès lors, c’est le même bateau qui rentre au port, même dépourvu de tous les éléments de départ. Tout comme une femme ne change pas de mari s’il se fait couper les cheveux.
Dès lors, si le renouvellement cellulaire d’un être vivant est progressif, et ne l’est-il pas ?, son apparence change, même beaucoup, mais il reste le même. Le passage du têtard à la grenouille est un changement notable. Mais est-il si décisif d’un point de vue ontologique, c’est-à-dire s’agissant de ce qu’est une chose, au point que l’identité de la créature mutante serait éliminée ?
Dans la tradition héritée de Thomas d’Aquin, dans laquelle je me situe, la nature métaphysique d’une personne est hybride : une âme immatérielle fait de nous ce que nous sommes, et le corps nous particularise. Cette doctrine n’est donc pas celle de Locke, pour lequel l’identité personnelle est une affaire de psychologie et de mémoire.
Mais sur cette question, on trouverait bien d’autres thèses métaphysiques. C’est ainsi l’occasion de signaler la traduction récente d’un livre d’Eric T. Olson, Que sommes-nous ? Sur la nature métaphysique des personnes. Sa solution n’est ni celle de Thomas d’Aquin ni celle Locke. Mais le livre donne de quoi réfléchir sur le thème fondamentalement métaphysique qui préoccupe Jean‑Pierre Jacquot et il devrait enchanter les biologistes qui, comme lui, sont attirés par les questions métaphysiques.
Jean-Pierre Jacquot, Professeur, Biologie et Biochimie végétales, Université de Lorraine, IUF, Université de Lorraine et Roger Pouivet, Professeur à l’Université de Lorraine (Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie Archives Henri-Poincaré), Membre de l’Institut Universitaire de France, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.