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Le statut des lanceurs d’alerte à l’épreuve du procès LuxLeaks

Jean-Philippe Foegle, Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Université Paris Lumières

Antoine Deltour

Un fantôme hante l’Europe : celui du public. Réduit au silence dans un monde où la réalité des choses n’a de cesse de se complexifier, c’est pourtant bel et bien en son nom que les gouvernements commettent les actions les moins recommandables. Mais c’est également en son nom que s’expriment les « lanceurs d’alerte » les plus médiatisés qui, d’Edward Snowden à Antoine Deltour, informent le public de ce qui est fait contre lui et en son nom.

Ainsi, plus que jamais, l’équilibre des pouvoirs en démocratie repose sur la distinction, lumineusement énoncée par Walter Lippman, entre ceux qui savent (les insiders) et ceux qui sont privés du pouvoir que confère l’information (les outsiders). Nul hasard, donc, à ce que le débat sur leur protection soit tributaire d’une opposition tranchée entre deux visions bien distinctes du lancement d’alerte, dont le tribunal de Luxembourg est aujourd’hui le théâtre.

Deux visions opposées

La première vision, portée par des organisations internationales telles que le Haut Commissariat aux droits de l’Homme et le Conseil de l’Europe, conçoit le lancement d’alerte comme un aspect fondamental de la liberté d’expression et de la liberté de conscience, ainsi qu’un attribut essentiel de la citoyenneté. Il s’agit ici de favoriser la responsabilité et la transparence démocratique et de contribuer à l’édification d’une société respectueuse des droits de l’Homme.

Une telle conception est au fondement de la recommandation de 2014 du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe sur la protection des lanceurs d’alerte. Elle insiste sur la nécessité d’une approche complète en la matière, et incite les États membres du Conseil de l’Europe à revoir leurs législations afin de couvrir l’ensemble des hypothèses de dénonciation d’une atteinte à l’intérêt général.

La Cour européenne des droits de l’Homme elle-même porte une telle vision du lancement d’alerte et a, depuis son arrêt Guja contre Moldavie de 2008, gravé dans le marbre une jurisprudence très favorable aux lanceurs d’alerte.

Edward Snowden en couverture du magazine Wired.
Mike Mozard/Flickr

La seconde vision du « lancement d’alerte » tend à prendre le dessus sur la première, et trouve son aboutissement dans la proposition de directive européenne dite « secret des affaires ». En effet, cette directive organise la vulnérabilité du lanceur d’alerte tout en renforçant corrélativement les pouvoirs dont disposent les entreprises pour faire taire ceux qui rompent les chaînes du secret afin de protéger la société.

Et si celle-ci prévoit une protection embryonnaire des lanceurs d’alerte, elle n’envisage que l’hypothèse restrictive d’une « faute professionnelle ou une autre faute ou une activité illégale » et celle d’un « usage légitime du droit à la liberté d’expression et d’information » – ce qui est insuffisant. En clair, cette directive offre aux lanceurs d’alerte l’illusion d’une protection. Mais, en réalité, elle met ces derniers en danger en les exposant de manière certaine à des représailles.

Les frontières de l’intérêt général

En premier lieu, soulignons que la référence à l’« usage légitime du droit à la liberté d’expression » ne fait que déplacer le problème. Les frontières entre usage légitime et usage illégitime de la liberté d’expression sont en effet mouvantes et soumises à l’appréciation des juges. Ceux-ci devront alors opérer, au cas par cas, une délicate mise en balance des intérêts en présence : les intérêts des opérateurs économiques titulaires du droit à la liberté d’entreprendre d’une part, et l’intérêt du public à recevoir des informations sur des problèmes d’intérêt public d’autre part.

Or, dans ce cadre, les résistances passées de la Cour de Justice de l’Union européenne à l’édification d’une Europe sociale ainsi que l’attachement très fort de la Cour aux objectifs d’édification du marché intérieur nous font craindre que le droit à la liberté d’expression ne puisse contenir les prétentions de ce même marché.

Manifestations, un an après l’origine du scandale LuxLeaks.
Global Alliance for Tax Justice/Flickr, CC BY

En second lieu, la référence à la dénonciation d’une « faute professionnelle ou une autre faute ou une activité illégale » est bien trop restrictive, et très en deçà des recommandations du Conseil de l’Europe et du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme des Nations Unies. Ces instances insistent, au contraire, sur la nécessité de couvrir l’ensemble des atteintes possibles à l’intérêt général, position amplement partagée par la Cour européenne des Droits de l’Homme.

Il est, d’ailleurs, intéressant de noter que sous l’empire de la définition adoptée par la directive sur le secret des affaires, Antoine Deltour n’obtiendrait que difficilement protection : le système d’optimisation fiscale dénoncé n’était pas, en tant que tel, un fait fautif ou illégal au moment où Deltour avait lancé l’alerte. Une vision aussi étroite et statique est d’ailleurs contraire à la nature même du lancement d’alerte qui, comme l’ont mis en évidence nombre d’études menées en France comme aux États-Unis, redéfinit en permanence les frontières de la notion d’intérêt général.

Une responsabilité collective

Enfin, en exigeant du lanceur d’alerte que celui-ci prouve qu’il a bien agi « dans le but de protéger l’intérêt public général », la directive transpose le « test d’intérêt public » existant dans le cadre de la législation protectrice des lanceurs d’alerte au Royaume-Uni. Or celui-ci, décrié par la fondation Public Concern At Work comme par les universitaires britanniques, a fait la preuve de son inefficacité s’agissant de remédier aux insuffisances de la protection des lanceurs d’alerte. La notion d’intérêt public n’étant pas chimiquement pure, il s’avère impossible en pratique de différencier ce qui relève de la revendication personnelle ou professionnelle et ce qui relève de la défense « pure » de l’intérêt public, les deux étant en pratique intimement liés.

Le triomphe d’une vision restrictive en Europe n’est toutefois pas acquis d’avance. En effet, nombre d’initiatives favorables aux lanceurs d’alerte ont éclos récemment et, parmi l’une des plus significatives d’entre elles figure une proposition de directive européenne du groupe écologiste au Parlement européen. Celle-ci, à l’instar de la proposition de loi « Galut », vise à créer une protection globale des lanceurs d’alerte en droit de l’Union européenne, sur le modèle des recommandations du Conseil de l’Europe. Au-delà, la vision élargie du lancement d’alerte qu’a la Cour européenne des droits de l’Homme pourra être utilisée devant les tribunaux pour contrer les lois qui transposeront, à l’avenir, la directive « secret des affaires ».

Des alternatives existent donc bel et bien. Seule la capacité qu’aura la société civile à se saisir pleinement de l’arme du droit pour contrer les effets les plus délétères pourra changer la donne. Pour que le lancement d’alerte ne soit plus l’affaire d’une poignée de grandes consciences, mais devienne l’histoire d’une prise de responsabilité collective.

The Conversation

Jean-Philippe Foegle, Doctorant contractuel en droit public, Co-directeur d’un contrat de recherche sur la protection des « lanceurs d’alerte », Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Université Paris Lumières

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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