Vincent Lowy, Université de Lorraine
En réaction aux polémiques sur le faible nombre de nominés afro-américains pour les Oscars de février dernier, la réalisatrice française installée à Hollywood Julie Delpy a contribué au débat de façon fracassante :
Il y a deux ans, j’ai dit que l’Académie du film était un bastion de mâles blancs, ce qui est la pure réalité, et je me suis fait écharper par les médias. C’est drôle… les femmes ne peuvent rien dire. J’aimerais parfois être afro-américaine, parce que eux, on leur pardonne tout… C’est plus dur d’être une femme. Le féminisme est ce que les gens détestent par-dessus tout.
Il n’en fallait pas plus pour que l’actrice soit à nouveau brocardée et contrainte de s’excuser dans un communiqué quelques jours plus tard :
Je suis vraiment désolée pour mes propos. Je n’ai jamais voulu minimiser l’injustice faite aux artistes afro-américains et à tous ceux qui luttent pour l’égalité des chances et des droits. J’essayais simplement de dire que les femmes sont également victimes de cette industrie. Nous devons nous unir et nous soutenir mutuellement. Je suis désolée pour ce malentendu.
Julie Delpy devrait revenir faire des films en France. Ici, au moins, femmes et « minorités visibles » sont toutes logées à la même enseigne : l’actrice (sexy) et l’acteur noir (rigolo) sont bons pour figurer sur des affiches, mais pas assez pour que leur nom y soit mentionné (Lola Le Lann et Alice Isaaz passent à la trappe pour Un moment d’égarement, Pascal N’Zonzi pour Les Visiteurs 3).
Ce que traduit cette tendance à l’oubli, c’est qu’inexplicablement, le cinéma populaire français continue d’afficher une misogynie et un racisme sans complexes, selon la solide tradition établie dans les années 1930 par de nombreux films aux relents xénophobes : souvenons-nous de l’usurier dans La Petite Lise de Grémillon ou du banquier Meyerboom dans Le Schpountz de Pagnol…
La parité, connaît pas
À Hollywood, le racisme n’a pas droit de cité, c’est déjà pas mal… Mais les disparités salariales entre hommes et femmes ressemblent au Grand Canyon : selon Forbes, en 2015, l’actrice la mieux payée – Jennifer Lawrence – a gagné 52 millions de dollars, tandis que son équivalent masculin Robert Downey Jr accumulait 80 millions de dollars.
En France, c’est pire : en 2015, la reine Catherine Frot a obtenu 700 000 euros quand le roi Omar Sy empochait 1,8 million d’euros. On pourrait continuer d’aligner les chiffres, ils vont tous dans le même sens : selon une étude de Media, Diversity & Social Change Initiative, seuls 28,1 % des personnages des films américains en 2014 étaient des femmes, avec un ratio de 2,3 hommes pour une femme à l’écran.
Selon la chercheuse de l’Université de Californie du Sud Stacy Smith, une actrice à 24 % de chances d’apparaître dévêtue à l’écran contre 8 % pour un acteur ; d’après le site Polygraph qui a étudié deux mille scénarios de films américains sous l’angle des dialogues féminins, plus les femmes sont jeunes et plus leur temps de parole est important : les femmes qui ont entre 22 et 31 ans s’accaparent 38 % du temps de parole féminin, mais celles qui ont entre 32 et 41 ans n’ont plus droit qu’à 31 % – quant à celles qui ont entre 42 et 65 ans, elles se contentent de 20 %. À l’inverse, plus les acteurs sont âgés, plus leur temps de parole augmente !
Quant à l’objectivation du corps des femmes dans le marketing cinématographique, il s’agit d’un problème si massif et récurrent qu’un tumblr entier est consacré aux femmes sans têtes qui figurent dans les affiches de film américains.
Là encore, le cinéma français n’est pas en reste, comme le montre la pesante campagne d’affichage qui a accompagné la sortie du film Les Infidèles en 2012…
Gare au trompe-l’œil !
Adepte des gender studies, l’excellente chercheuse Mélanie Boissonneau a eu raison de célébrer ici même « la fin de l’exil des spectatrices », à travers la multiplication de premiers rôles féminins dans certains blockbusters : même si les jeux et figurines de la marque Hasbro ont comme par hasard fait l’impasse sur la jeune héroïne du Réveil de la Force, les derniers films de la franchise Star Wars comportent de nombreux personnages féminins alors que si l’on excepte la Princesse Leïa, les trois premiers films de l’interminable saga ne comportaient qu’une minute et 24 secondes de répliques confiées à des femmes – trois secondes dans tout L’Empire contre-attaque, épisode unanimement considéré comme le meilleur de la série !
Mais la Force n’est pas avec elles et l’industrie du jouet n’est pas seule en cause : le cinéma mainstream reste fait par des hommes et pour des hommes. Et s’il est vrai qu’une lecture féministe de Mad Max Fury Road est possible, il s’agit malgré tout d’un film écrit, réalisé et produit par des hommes – et d’ailleurs, les femmes du film correspondent quoiqu’on en dise à des stéréotypes classiques, moins hétéro-normés que dans Star Wars, mais à peine.
Métiers, star-system, cachets, représentations symboliques : la domination masculine dans le cinéma est partout – et elle a la vie dure. Une lecture genrée du problème nous plongerait dans des abîmes de perplexité, dans la mesure où la seule femme qui a obtenu un oscar de la meilleure réalisatrice (Kathryn Bigelow en 2010 pour The Hurt Locker) l’a fait en surpassant ses collègues masculins sur le terrain du film viril… Comme si l’on attendait des femmes qu’elles renoncent à toute différenciation. Si bien que Martha Lauzen, qui dirige le Center for the Study of Women in Television and Film à l’Université de San Diego, parle de « plafond de celluloïd » pour désigner cette impossibilité pour les femmes d’accéder spontanément aux métiers du cinéma et d’imposer un point de vue particulier.
Invoquant le test de Bechdel (qui démontre que les films dans lesquels deux personnages féminins parlent d’autre chose que d’un homme sont rarissimes alors que ceux où deux personnages masculins parlent d’autre chose que d’une femme sont légion), Virginie Despentes écrit en 2015 pour le Festival de Saint-Denis :
Les hommes font le cinéma – ils décident des scénarios dignes de devenir des films, des castings, des budgets alloués aux uns et aux autres, des films qui seront largement distribués, des films qui seront défendus. Ils décident quelles sont les actrices aptes à porter les films, quel est leur âge, quelles sont leurs qualités, quel est leur physique. Ils décident du style de femme apte à passer au grand écran – quelle est leur race, leur travail, leur voix, leur vocabulaire. Car le cinéma, c’est avant tout la fabrique du genre – les qualités qui paraissent à certains miraculeusement naturellement/essentiellement féminines ou masculines nous ont toutes été inculquées par le Septième art.
Les choses semblent figées depuis la fin des années 1970, lorsque Delphine Seyrig réalisait avec Carole Roussopoulos Sois belle et tais-toi, film manifeste dans lequel des actrices de cinéma décrivaient leurs conditions de travail, leurs relations avec les équipes techniques et les producteurs, la constante dévalorisation dont elles étaient la cible, le harcèlement, le machisme ambiant, en un mot : la consternante vulgarité du système.
Bastions menacés, forteresses imprenables…
Hier comme aujourd’hui, les femmes occupent majoritairement dans les équipes des postes secondaires qui leur semblent réservés (scriptes, coiffeuses, maquilleuses et costumières) et le régime de l’intermittence continue de précipiter dans l’inconnu celles d’entre elles qui se hasarderaient à avoir un enfant…
Pour les postes de réalisation, les choses évoluent cependant, grâce aux écoles de cinéma, où la mixité règne : selon un rapport commandé au CNC par l’éphémère ministère des Droits des femmes, celles-ci réalisent 23 % des longs métrages en 2012, contre 18 % en 2008. Et à Hollywood, où l’on est encore bien loin de ces pourcentages à deux chiffres (1,9 % en 2014), les dix ou quinze dernières années ont montré des évolutions significatives : occupant le créneau du public féminin, le premier film de la série Twilight et le dessin-animé La Reine des neiges ont été confiés à des femmes, ce qui aurait été impensable quelques années auparavant, s’agissant de budgets de première catégorie – 150 millions de dollars pour La Reine des neiges (risques diminués de moitié car Jennifer Lee a été flanquée d’un coréalisateur, Chris Buck).
On mesure néanmoins le chemin parcouru depuis l’époque des studios : pendant l’Âge d’or, seules deux femmes, Dorothy Arzner et Ida Lupino, ont pu réaliser quelques films de deuxième ou de troisième catégorie – et quelques séries Z.
Sur le plan institutionnel, le bilan est contrasté. En France, les pouvoirs publics militent pour la promotion des femmes dans le domaine de la culture. Mais si la présidence du CNC est occupée par Frédérique Bredin, la direction générale et toutes les directions opérationnelles du CNC sont occupées par des hommes (à part la communication et le secrétariat général). Depuis un an, l’avance sur recette est enfin dirigée par une femme, l’éditrice Teresa Cremisi.
Du côté des institutions culturelles (cinémathèques, écoles, festivals, agence du court-métrage…), on peine à sortir du Moyen-Âge : elles sont quasiment toutes dirigées par des hommes (l’ENS Louis-Lumière fait exception). Le Festival de Cannes a notamment longtemps reflété à lui-seul le problème de la sous-représentation des femmes dans les milieux du cinéma : de nombreuses sélections intégralement masculines, une seule Palme d’Or en 1993 pour une femme, Jane Campion qui deviendra la première présidente de jury… en 2014 !
Mais la direction du Festival a nettement progressé : trois films dus à des femmes cette année en sélection officielle, contre deux en 2014 et 2015, de quoi faire oublier la sélection 100 % masculine de 2012, qui avait valu à la direction du Festival une attaque en règle de la part du collectif La Barbe.
Il reste une Bastille à prendre : la critique de film. Cette corporation est sans doute une des plus misogynes qui soient, les revues de cinéma ayant été de toute éternité dirigées par des hommes. Si nous voulons conclure là-dessus, c’est que cette fois, le mépris des femmes doit moins à leur sous-représentation professionnelle qu’au fait que les critiques peuvent tout dire sans rencontrer la moindre contradiction, surtout dans les journaux qui comme Libération ou les Inrockuptibles s’attribuent une valeur cinéphilique sans pour autant avoir d’expertise ou de qualité éditoriale dans ce domaine.
Par ailleurs, les sites des périodiques confient des rubriques au premier venu, si bien que l’on trouve fréquemment au détour d’une critique de film des propos insupportablement machistes qui semblent aller de soi. Il en va ainsi d’un certain Vincent Malausa qui sur le site de l’Obs a récemment éreinté le film Mon roi de Maïwenn (2015) avec un acharnement terrifiant. Florilège (c’est nous qui soulignons, naturellement) :
Maïwenn est devenue la petite fiancée du cinéma français ; Mon Roi ressemble à un caprice d’enfant gâté ; les gesticulations hystériques de la mise en scène ; on ressort concassé de ce déluge de crises et de cet infantilisme généralisé ; Mon Roi révèle toutes les limites d’une mise en scène au forceps qui, en cherchant à faire rendre gorge le spectateur à chaque séquence, finit par accoucher d’une souris ; Norman, que l’on croirait sorti d’un remake d’une comédie de Judd Apatow par Agnès Jaoui…
L’inconscient particulièrement dynamique de ce chroniqueur, dont on ignore par ailleurs les états de service, montre qu’au fond, comme la plupart des hommes dans les professions intellectuelles et culturelles, il ne supporte pas l’idée qu’une femme s’accomplisse professionnellement, en l’occurrence qu’elle écrive et dirige des films (on allait dire : à sa place à lui).
On en revient au sentiment d’illégitimité globale soulevé incidemment par Julie Delpy. Virginie Despentes suggère que le cinéma, c’est la « fabrique du genre ». Le problème vient du fait qu’on ne peut pas séparer les représentations de l’ordre social qui les produit. Le cinéma constitue à ce titre un lieu de pouvoir focal, un écosystème qui entretient la domination masculine par le règne du male gaze, ce regard masculin qui structure notre environnement visuel et les systèmes de valeur auxquels nous sommes collectivement soumis. Et dans ce type d’écosystème à fort capital symbolique, les femmes sont par définition en milieu hostile, surtout quand elles ont plus de talent que beaucoup d’hommes.
Je sais de quoi je parle, je suis universitaire…
Vincent Lowy, Professeur en sciences de l’information et de la communication, directeur de l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.