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Souffrance animale dans les abattoirs, le poids des mots et des non-dits

Astrid Guillaume, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

SIA 2010 - 47EME SALON INTERNATIONAL DE L'AGRICULTURE 2010 - FERME - ANIMAUX - PRODUITS - REGIONS. Paris, porte de Versailles, 27 février 2010. Le stand des artisans bouchers avec de la viande. PHOTO Alexandre MARCHI.Si l’émotion provoquée par la découverte de vidéos témoignant d’actes graves de maltraitance dans des abattoirs français est pleinement justifiée, elle n’en demeure pas moins surprenante. Elle interroge en effet sur la naïveté du consommateur de viande qui semble ignorer que donner la mort à un être vivant « sentient » qui ne souhaite pas mourir est profondément violent.

Comment pourrait-il en être autrement ? Ces animaux d’élevage sont des êtres dotés de sensibilité ; ils ne manquent donc pas de se débattre, de hurler et de fuir face à un danger qu’ils analysent fort bien comme étant un danger de mort.

Les limites de la réglementation

La chaîne mécanique d’abattage, la réglementation et les textes européens visent à éviter les réactions de l’animal et certains comportements de la part du personnel des abattoirs – obligeant ce dernier à se former et à obtenir un certificat de compétence, ce qui semble aujourd’hui encore insuffisant.

Il faut de même souligner qu’en dehors d’actions ponctuelles de captation d’images par quelques associations militantes, le consommateur ignore ce qui se passe réellement dans les abattoirs. Des violations graves semblent avoir lieu, certainement par manque de moyens et de contrôles.

Dans les abattoirs comme dans les élevages industriels, les scandales se suivent et se ressemblent (poussins étouffés ou broyés vivants, oies et canards violentés pour le foie gras, poules pondeuses et lapins en cages…). Une vidéosurveillance sur l’ensemble de ces structures permettrait de révéler les défaillances de ces systèmes.

Déconscientisation de la souffrance animale

Les animaux sont entrés dans le cycle mécanique de l’élevage et de l’abattage industriels, loin des yeux de tous. La conscientisation de ce qui se déroule dans un abattoir peut alors se révéler difficile pour le consommateur de viande. Cette impossibilité de savoir et de voir a conduit ce dernier à une absence de questionnement sur ce qu’il mange. Vers un déni, un refoulement, une ignorance complaisante. En un mot, vers une déconscientisation de ce qui se passe entre l’état « animal-être vivant » et l’état « animal-produit à consommer ».

La terminologie et le marketing jouent ici un rôle important : dans le parcours de l’animal, du pâturage à l’assiette, il manque ce maillon essentiel qu’est le passage par l’abattoir. Documentaires et publicités montrent des animaux dans des prés verdoyants, mais se gardent bien de donner à voir les lieux d’élevage et de mise à mort.

Depuis longtemps, le consommateur ne sait plus ce qui se passe dans les abattoirs, meilleur moyen de le refouler. Quand il en prend conscience, c’est le choc émotionnel assuré.

Une confortable distance

Le non-dit, le non-voir, le non-savoir permettent de créer ce fossé entre l’animal vivant et l’animal produit. Mais le choix des mots joue aussi un rôle essentiel : une fois abattu, l’animal change de nom. Il devient viande, steak, épaule, jarret, cuisse, gigot, jambon, saucisse, nuggets, il est un « morceau de… ».

Par le biais de cette langue désignant des « spécialités » propres à la boucherie, la charcuterie et l’industrie alimentaire, le lien avec l’animal d’origine est rompu et perdu.

D’autres mots génèrent aussi des maux et des non-dits. Prenons le doux mot d’« étourdissement », censé désigner la mise à mort. Il s’agit en réalité d’une perforation de la boîte crânienne à l’aide d’une tige métallique, d’une électronarcose ou d’une mise à mort par le gaz. Ce mot masque ici une réalité autrement plus violente.

Retour sur les textes

Qu’il y ait ou non sadisme reconnu de la part d’employés, la mise à mort d’un animal est une pratique douloureuse sur le plan psychologique et physique.

Il y a quarante ans, la France s’engageait à respecter la Convention européenne sur la protection des animaux à l’abattoir. Depuis, le règlement européen de 2009, qui est d’application obligatoire, a imposé des règles strictes, complétées par un arrêté de juillet 2012 ; dans l’article 16 de la convention de 1979, on lit déjà que « les procédés d’étourdissement doivent plonger l’animal dans un état d’inconscience où il est maintenu jusqu’à sa mise à mort définitive, lui épargnant toute souffrance évitable ».

D’un point de vue juridique, des lois et règlements existent pour « épargner toute souffrance évitable ». Chaque abattoir doit même avoir en son sein un responsable de la protection animale (RPA) qui a également été appelé « responsable du bien-être animal » dont la fonction est de veiller à l’application de ces règlements.

Bien-être et mise à mort ?

Si la notion de « bien-être animal » doit être privilégiée dans le cadre de l’élevage, peut-on légitimement parler de « bien-être animal » au sein d’un abattoir ? Cela semble difficile.

La situation s’est d’autre part dégradée pour des raisons économiques : les employés de ces établissements doivent tenir un rythme infernal pour assurer un nombre d’animaux à tuer à l’heure. Un lieu où la mort est donnée, où l’animal sent le sang, entend, parfois voit, en tout cas anticipe et comprend toujours la mise à mort de ses congénères, et donc la sienne, est incompatible avec la définition du « bien-être animal ». C’est bien plutôt l’expression « suppression de toute souffrance psychologique et physique de l’animal » qui devrait être employée ici.

Un humanisme en construction

Cette absence de respect du vivant a déjà des répercussions financières sur le secteur de l’élevage et de la viande : de plus en plus de citoyens se détournent en effet de l’alimentation carnée pour des raisons éthiques, conscients que la viande sans souffrance n’existe pas.

Les scandales des abattoirs et des élevages soulèvent des questions linguistiques, historiques, juridiques, éthiques, sociétales, psychologiques, techniques, scientifiques qui convoquent l’ensemble des disciplines universitaires et qui interrogent d’un point de vue philosophique notre humanisme encore en construction. Car une humanité dans le déni de la souffrance du vivant est une humanité défaillante.

The Conversation

Astrid Guillaume, Sémioticienne, maître de conférences (hdr), Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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