Alors que s’ouvre aujourd’hui le sommet du G-20 dans la ville chinoise d’Hangzhou, le professeur Andrei Ostrovskiy, spécialiste des relations sino-russes et membre de l’Académie des sciences russes, livre dans cette interview exclusive son éclairage sur la situation actuelle.
Les relations entre la Russie et la Chine se sont renforcées depuis le conflit ukrainien qui a éloigné l’Occident de la Russie. Le tournant de 2014 a provoqué un rééquilibrage des priorités, notamment au niveau économique et sécuritaire. Ce rapprochement se traduit par des actions concrètes comme le financement de projets d’infrastructures et la signature d’un des plus grands contrats énergétiques à hauteur de 400 milliards de dollars. Le rôle de la Chine n’est plus uniquement régional et ses ambitions se matérialisent comme en témoignent les résultats de la Banque asiatique d’investissement qui a tenu sa première réunion annuelle à la fin du mois de juin 2016. En outre, les deux pays collaborent dans d’autres forums dont l’Organisation de coopération de Shanghai. Sur le plan bilatéral et militaire, la Chine et la Russie ont mené en 2015 un exercice naval majeur.
La Chine cependant maintient une réserve quant à la question de la Crimée et du Donbass. En effet, elle n’a ni condamné ni approuvé la position russe. Voilà le contexte. Qu’en pense Andrei Ostrovskiy ?
Par Maria Liamtceva
Le Sommet du G20 débute ce 4 septembre à Hangzhou. Quels seront les principaux thèmes abordés ?
Ils seront assez nombreux. Le principal sera le développement. Après tout, les pays du G20 représentent 85% du PIB mondial. Les décisions prises lors de ce sommet détermineront l’avenir de l’économie mondiale.
Le développement du commerce extérieur, en déclin ces dernières années à cause des nombreuses crises successives qui ont secoué l’économie mondiale, bénéficiera d’une attention particulière. Par exemple, le commerce extérieur de la Chine a rétréci d’environ 350 milliards de dollars. En effet, en 2014, le total de ses échanges constituait 4 301 milliards de dollars, alors qu’il était de seulement 3 957 milliards de dollars en 2015. Cette tendance à la baisse persiste. C’est pourquoi il semble évident qu’il est aujourd’hui nécessaire de trouver de nouveaux stimuli pour le développement économique mondial.
De plus, une autre menace sérieuse se renforce. De nombreux pays dévaluent leur monnaie afin de favoriser leurs exportations, si tous les pays se mettent à cette pratique, la crise mondiale n’en sera qu’aggravée.
L’hôte du G20 mène-t-il aussi cette politique de dévaluation de sa monnaie ?
Les récents événements montrent que la Chine, elle aussi, se sert de la dévaluation et baisse le cours du yuan afin de renforcer ses exportations. Le cours du yuan par rapport au dollar est déjà passé à 6,6 dollars pour 1 yuan alors qu’il n’était que de 6,22 dollars en début d’année.
En ce qui concerne le G20, la Chine essaie évidemment de renforcer son rôle dans cette structure. Mais il n’en est pas moins important pour le pays d’affirmer sa position vis-à-vis du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale (BM). Ces dernières années, c’est bien la Chine qui, en parallèle avec l’Inde, affiche les meilleurs indicateurs de croissance économique. C’est pour cette raison que Pékin tente de convaincre les directeurs de ces organisations de la nécessité de renforcer le rôle des pays émergents et, avant toute chose, bien entendu, le rôle de la Chine.
Pendant la période que durera ce sommet, le Président russe et le leader chinois comptent également s’entretenir seul à seul. D’après vous, quels seront les grands problèmes soulevés lors de cette entrevue ?
Il existe de nombreuses questions communes aux deux pays. Elles sont tant d’ordre politique qu’économique.
Aujourd’hui, les relations entre, d’un côté, les pays européens et les États-Unis et, de l’autre, la Russie, se sont nettement dégradées. Les tensions se ressentent dans pratiquement toutes les sphères, allant de la politique extérieure à l’économie en passant par les Jeux Olympiques de Rio de 2016.
La Chine fait face à un sérieux conflit en mer de Chine méridionale. C’est ce que l’on appelle le problème de « la langue de boeuf » : un territoire en mer de Chine méridionale qui comprend les îles Spratlys et Paracels, et qui fait l’objet de prétentions territoriales de la part de la Chine.
D’après moi, il est important de trouver une solution satisfaisante pour tous les acteurs concernés. En cas d’échec, la dégradation de la situation risque d’amener à la création d’une zone de tensions internationales supplémentaire sur la planète.
Il y a encore un autre problème. La coopération politique Russie-Chine est très intense. La coopération économique, quant à elle, l’est beaucoup moins. En 2015, le volume total des échanges commerciaux entre les deux pays représentait 67,6 milliards de dollars. Dans la liste des partenaires commerciaux de la Chine, la Russie n’occupe que la 9ème ou 10ème place, alors qu’elle est un de ses partenaires politiques principaux. Évidemment, ce décalage demande à être corrigé.
Comment peut-on « corriger » la situation ?
Avant tout il s’agirait d’augmenter le volume des investissements, ce qui permettrait d’accroître le volume des échanges commerciaux. L’interaction des deux pays dans la sphère de l’innovation demande une attention particulière. Il s’agit là du domaine dans lequel notre coopération est la moins intense, inférieure même à celle des domaines économique et commercial. En moyenne, le volume annuel des investissements chinois dans l’économie russe représente moins d’un milliard de dollars. Les investissements russes en Chine sont encore plus modestes et ne dépassent pas les 20 à 40 millions de dollars.
On peut difficilement nier que la Chine joue désormais un rôle important sur la scène internationale. Pensez-vous que dans un futur proche la Chine puisse se détacher de sa politique usuelle de « profil bas » pour permettre à ses ambitions de se réaliser ?
Cette politique chinoise qui consiste à « conserver un profil bas » a été autrefois introduite par Deng Xiaoping. La Chine a fait un long chemin depuis et occupe aujourd’hui la première place mondiale en termes de croissance économique. D’après le FMI, si l’on compare les PIB par parité de pouvoir d’achat, la Chine avait déjà atteint le statut de leader mondial en 2014. Si l’on compare les PIB en fonction des taux de change, la Chine occupe pour le moment la deuxième place.
Objectivement parlant, la Chine pourrait tout à fait traduire ses avantages économiques en avantages politiques. C’est bien dans ce but précis qu’elle promeut son projet de « Ceinture économique de la Route de la soie ». La réalisation de ce projet permettrait à la Chine d’ignorer en grande partie les conséquences de la création des partenariats transpacifique et transatlantiques. Si le projet chinois est mis en oeuvre, d’après les estimations les plus prudentes, le volume des échanges commerciaux entre la Chine et l’Union européenne dépasserait mille milliards de dollars. Pour le moment, il ne représente que 565 milliards de dollars.
Afin de doubler le FMI et la BM dans le processus de création de la Ceinture économique, la Chine a créé la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) dotée d’un capital social de 100 milliards de dollars et le Fonds pour la Route de la soie au capital social de 40 milliards de dollars. Cela veut dire que la Chine a effectivement créé des structures alternatives au FMI et la BM. Il est donc très probable que la Chine évoque la possibilité de combiner ces quatre structures bancaires internationales entre-elles lors du sommet du G20.
L’accord de partenariat transpacifique (TPP) sera-t-il évoqué durant ce sommet ? Si oui, les négociations à propos de l’intégration de la Chine dans cette zone de libre-échange, ainsi qu’au sujet de la signature d’un accord d’investissement bilatéral, pourraient-elles reprendre ?
Pour rappel, l’accord de partenariat transpacifique inclut actuellement 12 pays. Une grande partie de ces États sont également membres de l’accord CAFTA, c’est-à-dire la zone de libre-échange entre la Chine et les pays de l’ASEAN. La Chine, membre de la CAFTA, n’est cependant pas membre du partenariat transpacifique TPP.
D’une manière générale, intégrer le TPP pour la Chine n’est pas crucial, et ce même si les Chinois eux-mêmes ont différentes opinions sur la question. Les uns considèrent que la Chine peut se permettre d’ignorer la question et de continuer à mener ses affaires comme à l’habitude. D’autres suggèrent de lancer des négociations. Dans ce cas, l’essentiel serait d’obtenir pour la Chine des avantages économiques dans le cadre du commerce avec le pays du TPP, et cela même si les négociations s’éternisent, comme cela s’est déjà produit avec les 17 ans de négociations (de 1984 à 2001) pour l’intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Peut-on considérer la décision russe de rejoindre des exercices militaires en mer de Chine méridionale comme un signe de soutien indirect à la position chinoise sur les territoires contestés ? Existe-il, pour la Russie, un danger d’être mêlée à un conflit qui ne la concerne pas ?
Ce danger existe toujours. Le fait est qu’en 2001 nous avons signé un Traité sino-russe de bon voisinage, d’amitié et de coopération. D’après ce dernier, nos pays sont partenaires, et non alliés.
La Russie et la Chine organisent des exercices et des manoeuvres militaires conjointes tous les ans et l’endroit où prennent place ces exercices n’est pas si important. Par exemple, il y a quelques années des manoeuvres se sont déroulées dans la province de Shandong, dont les eaux attenantes abritent des territoires disputés par la Chine et le Japon.
Si la communauté internationale continue de faire pression sur la Russie et la Chine, la coopération de ces derniers dans cette sphère a des chances de continuer. En ce qui concerne la Russie, la pression internationale est avant tout liée à l’Ukraine et la Syrie. Il existe également de nombreux griefs contre la Chine, notamment par rapport à Taïwan. Il est intéressant de noter qu’il n’y avait personne pour parler des disputes causées par les îles en mer de Chine il y a cinq ans encore.
Pékin a déclaré son soutien à l’initiative de Moscou pour la création d’un Grand partenariat eurasien. Que pensez-vous de cette initiative ?
Cette idée avait été avancée par la Russie il y a une dizaine d’années déjà. Cependant pour le bon développement de ce partenariat, l’important n’est pas tant d’avoir une coopération politique, qu’une coopération économique. Au moment où les dirigeants russes soulevaient la question du partenariat eurasien, notre pays n’avait encore aucune base économique solide pour mener à bien le projet.
Si la Chine venait à rejoindre le Grand partenariat eurasien, cela serait un véritable jalon dans l’avancement du projet. N’oublions pas non plus qu’il existe l’idée de joindre les projets de Ceinture économique et d’Union économique eurasiatique.
Bien sûr, sans une signature officielle, ce projet sera très difficile à réaliser. Cependant il me semble que les choses vont dans le sens de la signature de ce projet.
Quelles seraient les bases de la réalisation de ce projet ?
Je pense que la mise en oeuvre de ce projet doit s’appuyer sur l’intégration de la Russie à la Ceinture économique. De nombreux experts russes considèrent que ce projet n’a pas fait l’objet d’une réflexion suffisante en Chine et ne possède pas de bases solides. Ce n’est pas tout à fait vrai, le projet est assez élaboré. Il existe trois routes possibles : la route nord qui passe par la Russie, la route du « milieu » par la Transcaucasie et la Turquie, la route sud par l’Iran et la Turquie.
La mise en oeuvre de la Ceinture économique présente un intérêt économique conséquent pour la Russie. Parmi les projets qui y seraient inclus figure une ligne à grande vitesse Moscou-Pékin, dont la première partie relie Moscou à Kazan. Le Grand partenariat eurasien est donc un projet tout à fait réaliste. La question est de savoir à quel point sa mise en oeuvre sera efficace.
Dans le cadre de notre collaboration avec l’Institut russe Alexandre Gortchakov, cet entretien a été réalisé par Maria Liamtceva et traduit en français par Ekaterina Tsaregorodtseva.
Cet entretien a été publié avec l’aimable autorisation de Leslie Varenne, co-fondatrice et directrice de l’Institut de Veille et d’Etude des Relations Internationales et Stratégiques (IVERIS)