Céline Matuszak, Université de Lille
L’éducation aux médias et à l’information (EMI) s’est largement développée depuis 2015 et les attentats de Charlie Hebdo. Présentée comme un outil majeur de lutte contre la radicalisation et les fausses informations, l’EMI est devenue un élément central de nombreux discours institutionnels. Elle ne peut pourtant se résumer à ces objectifs. Dans le « Petit manuel critique d’éducation aux médias », publié en mars 2021 aux Éditions du commun, le collectif La Friche, composé de quatre journalistes indépendants, et l’association Édumédias, réunissant des chercheurs en sciences de l’information et de la communication, proposent de la rapprocher de l’un de ses lieux fondateurs : l’éducation populaire.
Alternant entretiens, retours d’expériences et analyses plus théoriques, l’ouvrage propose une lecture critique de la société et de ses représentations médiatiques qui se dessine, pour repenser la fabrique même de l’information. En voici un extrait.
L’impact du numérique : nouvelles perspectives, nouvelles craintes
Regard de chercheuse, par Céline Matuszak : « Le numérique dans l’éducation aux médias : obligés d’innover ? »
Finies les années 1990 où la télévision trônait dans le salon pour l’ensemble de la famille et où l’initiation du public scolaire se faisait à trois sur un ordinateur. Place aux appareils connectés, nomades, individuels et performants pour un public de plus en plus jeune. L’EMI a dû prendre en compte ces évolutions technologiques, qui ont contribué à faire naître une réflexion plus transversale sur sa nature même : éducation à l’image, création, médiation numérique… Entre injonctions à l’innovation et peurs des écrans, les représentations et politiques publiques qui encadrent l’EMI dessinent une appréhension paradoxale du numérique avec laquelle les professionnel·le·s de terrain doivent composer afin de tirer profit des perspectives prometteuses que le numérique peut offrir.
Au milieu des années 70, le souhait de faire des technologies audiovisuelles un outil d’éducation est déjà dans les projets et expérimentations du ministère de l’Éducation nationale : intitulé éducation aux arts de l’écran, puis éducation à l’audiovisuel, pour devenir éducation aux médias. L’apprentissage est alors centré sur la technologie.
Dès 1978, le rapport Nora-Minc alerte l’État pour travailler à l’informatisation de la société. La technique, centrale, irrigue bon nombre de projets pédagogiques, visant des usages plus réfléchis chez les jeunes scolarisé·e·s. Le numérique rebat constamment les cartes des méthodes, des projets, avec des promesses de renouveau et de nouvelles manières d’entrer en relation. Pourtant la technique n’est plus la même.
Au lendemain des attaques de janvier 2015, les nouvelles technologies se sont à nouveau invitées dans le débat public. De nombreuses théories complotistes ont en effet circulé sur les réseaux sociaux, spécialement chez les plus jeunes, faisant émerger des interrogations quant à leur manière de s’informer et d’exercer leur esprit critique. La communauté éducative se dit alors dépassée pour aborder ce sujet avec eux et elles, notamment en raison d’usages différents de ces nouvelles technologies. Dans ce contexte sous pression, sous le regard des pouvoirs publics en attente de résultats tangibles, les professionnel·le·s ont dû manœuvrer à l’aveugle.
L’EMI face à l’équipement et aux usages
Les principaux résultats du baromètre du numérique 2017 montrent une progression fulgurante du taux d’équipement chez les jeunes Français·e·s – 86 % des 12-17 ans contre 17 % en 2011. Pas moins de 99 % des 18-24 ans possèdent un smartphone, dont l’usage connecté augmente lui aussi. En 2017, 85 % des détenteurs d’un smartphone l’utilisent pour naviguer sur Internet. Près de la moitié d’entre eux s’en servent comme principal point d’accès à Internet, devant l’ordinateur. Une réalité d’autant plus significative chez les plus jeunes puisqu’elle concerne jusqu’à 80 % des 12-24 ans. Les usages principaux sont ceux des réseaux sociaux et du visionnage de vidéos.
L’EMI se positionne alors rapidement en essayant de prendre en compte ces équipements à disposition et ces usages quotidiens déjà présents chez les jeunes. S’appuyer sur les appétences de la technologie pour proposer des ateliers de création et de réalisation de films courts, de podcasts, de photographies permet une plus grande liberté de travail pour les professionnel·le·s engagé·e·s comme pour le public. La pédagogie pair à pair est rendue possible par des outils plus faciles d’approche et permet une vision plus égalitaire de l’apprentissage.
Pourtant, ce n’est pas la technique qui doit conduire le projet pédagogique. En effet, l’omniprésence des outils peut aussi mettre l’intervenant·e en difficulté. Cet accès facilité aux technologies peut venir effacer un véritable savoir-faire pédagogique accompagnant la pratique. Combien de demandes effectuées par des structures pour monter rapidement un reportage ou une émission de radio ? L’observation des journalistes dans le cadre des résidences missions en témoigne. Pour certain·e·s interlocuteurs et interlocutrices (enseignant·e·s, animateurs et animatrices), les compétences techniques du journaliste liées au numérique, la captation de vidéos et de sons et leur montage rapide produisent une réponse immédiate et concrète à des questions sensibles. Alors que le numérique est intrinsèquement porteur du principe d’immédiateté, les séances d’EMI dans leur ensemble nécessitent au contraire, pour les journalistes et les intervenant·e·s, un temps long de construction, d’appropriation et de création. L’apprentissage de la technique est souvent bien secondaire face au projet collectif porté par les échanges, l’expérience et le partage entre l’intervenant·e et le groupe.
Lorsqu’il s’agit d’EMI, il est intéressant de constater l’ambivalence et la polarisation des discours institutionnels portés à propos du numérique, tantôt paré de toutes vertus de la nouveauté, tantôt intrinsèquement diabolisé.
Pour les pouvoirs publics, le numérique est ainsi souvent perçu comme innovant, permettant de mettre en œuvre des dispositifs expérimentaux en matière d’EMI, au risque de ringardiser d’anciennes pratiques liées à l’éducation populaire et de favoriser la production au détriment d’enjeux de transformation peu visibles et peu évaluables dans les dispositifs d’EMI. Aussi faut-il recourir à des argumentaires très complexes pour faire financer un projet de journal ou de radio plus classique. Les associations et les médias participatifs subissent la pression de devoir s’équiper des derniers outils techniques et de former des intervenant·e·s capables de les utiliser en atelier. Et si certaines structures peuvent effectuer des choix d’équipement permettant de mieux s’adapter aux contraintes politiques et aux injonctions de l’innovation, toutes n’en ont pas les moyens.
Parallèlement la technologie peut être aussi vue comme vectrice de danger, la diabolisation des outils numériques ayant émergé face à un ensemble de pratiques jugées déviantes, voire délictueuses : cyberharcèlement, consultation d’images pornographiques, addiction aux écrans… Dans cette perspective certains choix politiques ont été de l’ordre de la restriction. La loi n° 2018-698 du 3 août 2018 relative à l’encadrement de l’utilisation du téléphone portable dans les établissements d’enseignement scolaire pose le principe de l’interdiction de l’utilisation des téléphones mobiles dans les écoles maternelles, les écoles élémentaires et les collèges.
La difficulté réside dans l’énergie que doivent déployer les professionnel·le·s de l’éducation pour justifier de séquences pédagogiques adaptées grâce aux téléphones portables personnels des élèves.
Pourtant, les initiatives se développent, avec ou sans l’appui de structures d’EMI. Des professeurs voient même dans l’usage des téléphones en classe un outil important de dialogue pour accompagner les pratiques individuelles et collectives, réfléchir ensemble aux contenus et aux mécanismes de production d’images et de textes. Le recours au smartphone est notamment central pour enregistrer des images et du son dans une démarche pratique, informationnelle mais également esthétique.
L’EMI face aux promesses du numérique
Dans les dispositifs que nos équipes de chercheuses ont observés, les pratiques d’EMI bénéficient d’un engouement dans les discours des participant·e·s et des professionnel·le·s interrogé·e·s. D’abord, les perceptions du numérique renouent avec l’idéal du web des premiers temps, vécu comme un vaste territoire à arpenter, autorisant l’expérimentation, la créativité et le bricolage. Au sein des dispositifs, les jeunes peuvent s’approprier les opportunités offertes par le numérique afin de construire leurs propres discours médiatiques. Cette appropriation se perçoit avant tout dans « l’intégration des technologies numériques dans les projets personnels, dans les activités quotidiennes et le mode de vie des individus. L’appropriation est en soi un processus éminemment social et elle conduit à de nouvelles formes de production collective qui influent sur la conception des dispositifs techniques » (Josiane Jouët, « Retour critique sur la sociologie des usages »).
Des productions témoignent de la volonté d’utiliser le média numérique pour mobiliser des éléments de l’histoire personnelle et familiale dans des démarches propices à la subjectivité des récits (comme au Labo 148, dont le projet est raconté dans ces pages). Le numérique favorise ainsi la réappropriation de l’histoire personnelle à travers une énonciation permise à la première personne, par l’entremise de la technologie. Construire du sens dans les réalisations, s’autoriser à s’exprimer sans intermédiaire, ni porte-parole, faire valoir un point de vue sur le monde prend appui plus spécifiquement sur les outils numériques et renvoie à une certaine conception de l’empowerment. Les interactions possibles confèrent également aux productions des espaces de débat sur les contenus.
Enfin, la publicité des contenus créés, la qualité des productions et l’accès facilité à des espaces de diffusion grâce au numérique structure différemment l’accès à un espace public longtemps verrouillé par des discours autorisés et légitimés, comme la création du site L’école du micro d’enfant, destiné à diffuser les productions réalisées dans le cadre des résidences de journalisme de Roubaix. Ce qui compte n’est pas tant la qualité des productions diffusées que la qualité des processus d’élaboration engagés par l’EMI. Cette diffusion, facilitée par le numérique, ne doit pas masquer le véritable enjeu du processus d’éducation. La finalité émancipatrice devant rester au cœur des logiques d’EMI.
Céline Matuszak, Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.