Notre planète Terre, Gaïa chez les Grecs, considérée comme un être vivant, correspond régulièrement avec une autre planète de l’univers, Aurore Kepler 452 b dans la constellation du Cygne. Gilles Voydeville nous fait découvrir cette magnifique correspondance interstellaire. Aujourd’hui, Gaïa disserte sur la politique française, s’inquiète de la guerre au Proche-Orient, se souvient d’Alain Delon et craint l’avenir.
Par Gilles Voydeville
Mois d’octobre 2024 sur Gaïa
Mois des brumes laiteuses sur Kepler
Ma très chère Aurore,
La politique française
Je te remercie de me soutenir par tes missives alertes, pleines de sagesse et de judicieux conseils. Car si je navigue au milieu d’un espace serein qui pour l’instant ne s’encombre point de menaçants astéroïdes, ceux dont la rencontre pourrait faire passer mes guerres pour de familiales querelles picrocholines, je n’en subis pas moins les affres des comportements de mes charmants petits humanoïdes.
Mais je tourne toujours et d’une façon si régulière qu’ils se demandent d’où me vient cette énergie pour déplacer une si volumineuse masse et comment est-elle régulée de si fine manière. Bref, je suis un métronome insensible aux humeurs de mon astre et aux caprices de mes créatures. D’une certaine façon cela les rassure car si mes sœurs et moi-même avions des velléités de changement d’orbite, cela ouvrirait la porte à des collissions qui auraient le mérite de mettre tout le monde d’accord…
Tu finis ta lettre sur la gouvernance française qui n’en finit pas de se chercher. C’est un problème complexe lié à l’ego des chefs de tribus rivales qui s’opposent à celui tout aussi développé du président de ce peuple. Si le président possède une majorité, c’est un régime présidentiel et il devient forcément parlementaire s’il n’y en a pas. D’où la difficulté d’accepter les conséquences d’une élection hasardeuse, c’est-à-dire le partage du pouvoir pour le président et la recherche du compromis pour les partis.
Un bel exercice démocratique
La gauche s’est enracinée dans la proclamation du gain des élections sans avoir obtenu la majorité. Elle s’est accordée pour présenter une personne sans expérience, n’a pas soutenu l’expérimentée issue de ses rangs qui avait obtenu le blanc-seing du président. Et elle crie au scandale, à la manipulation car le nouveau chef du gouvernement est issu d’un parti minoritaire. Elle s’enracine dans la récusation et veut renverser le gouvernement avant qu’il ait pu un tant soit peu gouverner. Mais d’où lui vient donc cette obstination, ces palilalies, ce manque d’innovation et de créativité ? D’un leader en mal de règne qui sent l’avenir lui échapper, d’une personnalité qui manquant d’idées s’est réfugiée dans l’outrance pour exister ?
Pourtant, cette origine minoritaire va obliger le premier ministre à composer avec tous les partis et ce sera là un bel exercice démocratique. Il faudra alors que les ci-devant députés démocrates ne soient pas aussi bornés que des mules, aussi orgueilleux que des paons ou aussi ambitieux que des Rastignac. Je dis Rastignac car pour illustrer ce travers d’esprit parfaitement partagé par la plupart de la gent politique, je n’ai pas trouvé un animal autre que ce Charmant romanesque et cynique, dévoré par l’arrivisme pour assouvir sa soif inextinguible de réussite et de pouvoir.
Paraphrasant le comte d’Anteroches s’adressant à Lord Charles Hay à Fontenoy le 11 mai 1745, je dirais donc à cette auguste gent issue du suffrage universel : « Messieurs les ambitieux tirez les premiers… le chapeau de vos illustres têtes pour saluer la justesse de vue de vos ennemis. Ils ne manqueront point de vous rendre la pareille quand vous-mêmes ferez preuve d’autant de discernement que d’ouverture d’esprit ». Diantre que ce serait bien dit…
La vraie cohabitation entre les factions
La cohabitation politique est un exercice de tolérance quotidien. Encore que ce terme soit abusif car chaque centre de pouvoir a sa propre maison. Le président à l’Élysée, le premier à l’hôtel Matignon, le sénat au Luxembourg et le parlement à l’Assemblée Nationale sur la place de la Concorde. C’est là le lieu de la vraie cohabitation entre des factions, lieu qui pourra se renommer place de la Discorde si lesdits ambitieux ne parviennent pas à refreiner leurs subtils raisonnements dont le seul souci est de démontrer leur supériorité.
Car chaque député a la crainte de ne pas retrouver le suffrage de ses électeurs s’il fait preuve de trop d’ouverture d’esprit, de compréhension de l’autre, de prise en compte des arguments différents, de capacité à faire des compromis qui seront catalogués compromission par sa base qui n’a rien à faire des subtilités des négociations mais veut des résultats.
En s’arc-boutant sur l’application stricte de son programme, la gauche quelque peu ultra s’est coupée l’accès du pouvoir et je me demande si elle ne l’a pas fait expressément en sachant celui-ci inapplicable. Pour renverser les propos de son leader en mal d’exercice de fonctions dignes de son talent, avec ses diatribes extrêmes il a bien eu des pudeurs de gazelle à se montrer nu et sans écharpe face au peuple goguenard armé de la tranchante réalité ; et à se révéler peut-être inefficace pour résoudre des problèmes économiques têtus, intriqués et anciens. Et ce peuple ne se serait non pas moqué d’un ventre flasque mais bien de son impuissance à traduire en fait les envolées lyriques qu’il avait su déclamer devant des parterres subjugués par le verbe sinon par l’esprit. Avec ma mondialisation les conflits se déplacent plus vite que les programmes politiques. Pour s’adapter à une réalité qui ne pardonne pas les erreurs d’appréciation, mes sociétés charmantes doivent faire preuve de plus d’astuce que d’un entêtement à ânonner les mêmes rengaines avec une constance qui prouve leur manque de créativité et d’innovation.
La Paix Carbone
Ma chère Aurore je me demande ma foi pourquoi le parti écologiste ne fait-il pas plus recette dans les élections. Alors que c’est le premier parti qui ait pris conscience de ma fragilité et du besoin de me protéger. D’après P. Charbonnier, l’un de mes chercheurs, c’est parce que la paix sociale autant que celle des peuples a été apportée par la jouissance des profits liés à l’exploitation des énergies fossiles. Il appelle cela la Paix Carbone, appellation qui lui a peut-être été inspirée par son patronyme, un piège qui associe sécurité, puissance, consommation d’énergie et malheureusement destruction de mon écosystème.
Effectivement depuis 1945 la paix occidentale a été gérée avec l’exploitation des ressources énergétiques. Si je me le rappelle bien, le plan Marshall a d’abord été un plan d’implantation d’infrastructures européennes surtout fait pour consommer le pétrole des États-Unis. Pour éviter un nouveau conflit, Robert Schumann, l’un des pères de la communauté européenne, a voulu rendre interdépendants les acteurs européens. Il a initié lui aussi la paix autour d’un plan charbon et acier.
Si je considère que les points de production de mon pétrole sont souvent éloignés des points de consommation, excepté aux États-Unis, je constate qu’un large espace pacifié est nécessaire pour un transport sécurisé. Je peux donc pronostiquer la mise au pas d’Israël par le danger que les milices Houtistes, qui lui sont hostiles, font peser sur la mer Rouge et donc sur ce large espace sécurisé nécessaire au bonheur des peuples…
Mais ma chère Aurore cette paix due à la consommation du carbone me détruit…
Ce chercheur pense que la grande raison qui fait que les politiques climatiques n’avancent pas, c’est qu’elles sont encore perçues par mes Charmants comme un risque et non comme une condition pour la sécurité nationale. Invoquée par le controversé Carl Schmitt, la rareté de mon sol nécessite la conquête et a souvent expliqué les guerres européennes. Elle aurait été remplacée par l’exploitation minière et le pompage du carbone de mon sol et sous-sol, souvent exécutée sur d’autres continents. Je pourrais opposer à ce raisonnement de P. Charbonnier que la dernière guerre qui se déroule sur ma terre européenne ne s’explique pour l’agresseur ni par le manque d’espace ni de carbone.
Une solution pourrait être apportée par H. Morgenthau qui pense que c’est l’égalité du développement des régions de ma planète qui assurera la paix mondiale. Il faudrait un dernier grand boom permettant l’avènement de l’électrification générale. La politique climatique envisagée comme une décroissance ne sera jamais acceptée par mes peuples charmants et fait déjà le lit des partis extrémistes. Bref je n’en ai pas fini avec mes souffrances et il faudra encore que j’accepte de me livrer au risque de l’énergie nucléaire pour perdurer.
La guerre
Je ne peux continuer cette lettre sans te tracasser derechef avec ces guerres qui rasent mes villes plus que mes tremblements, embrasent mes forêts plus que ma foudre et rougissent mes fleuves du sang de mes charmants les plus démunis. Le bruit des canons tonne à nouveau dans la plaine de la Bekaa et sur le littoral levantin qui s’afflige de tant de misère et pleure ses morts sous les gravats et les poutres d’acier tordues par la fureur sioniste qui frappe encore pour éliminer des ennemis cachés au milieu d’un autre peuple innocent. Mais quand cette litanie de souffrance finira-t-elle donc par faire place à un peu de charmante humanité ? Qui donc trouvera un étroit chemin de réconciliation des peuples et des religions. J’ai bien peur que cette guerre de cent ans entre Européens qui faisait référence de durée ne soit reléguée au rang d’apprentie.
Ma chère Aurore, oui je suis affolée par la radicalisation qui gouverne mon Proche-Orient. Le Hamas a commis le pire et Israël fait preuve d’une violence inégalée envers les populations civile ce qui fait que les deux sont passibles de jugement pour génocide. Et maintenant le conflit du sud Liban s’amplifie. L’avance technologique d’Israël est telle qu’elle prend le dessus. L’affaire de la vente des bipeurs trafiqués fut le fruit d’années de tromperies, de dissimulation sous des faux nez si grands que les acheteurs n’en virent ni le bout ni surtout l’origine. Comme le Liban n’est plus depuis longtemps le voisin multiconfessionnel et pacifique, mais un Etat sans gouvernement qui a laissé les suppos de la théocratie iranienne le manipuler et régulièrement arroser les villages et les villes frontaliers d’Israël d’une pluie de métal et de poudre ne faisant que semer la mort, il est le théâtre d’une tragédie annoncée.
Quand reverrai-je hélas du Mont Liban les neiges faire des sorbets offerts aux vaincus, comme le fit le grand Saladin au soir de la déroute franque au-dessus du lac de Tibériade ? Tous les princes ne furent pas aussi grands que cet ayyoubide, mais si les tenants et les chefs de guerre pouvaient s’en inspirer pour épargner les peuples charmants qui vivent en ce Moyen-Orient dilacéré par la violence et les guerres, cela me soulagerait d’un grand poids.
Une étoile est morte
Je tenais depuis bientôt deux lunes à t’entretenir d’un autre fait qui pourrait te sembler anodin ou contingent mais qui m’interpelle et que je cherche donc à m’expliquer. Bref cette France que je chéris plus qu’une autre nation pour s’être toujours éprise de liberté et de justice, cette France qui a tant besoin de mon affection et de ma bénédiction tant elle se hait, ce pays fantasque et révolté, ce pays généreux, dispendieux qui donne sans compter, cette France donc m’a surprise par le grand deuil qu’elle a pris pour la mort d’un acteur pourtant suffisamment âgé pour mériter le repos.
Il était sans doute un Charmant dont elle voulait conserver la présence, comme s’il la protégeait d’un danger qu’elle ignore, comme s’il reflétait la lumière qu’elle n’ose pas prendre. Un Charmant qui faisait ce que bon lui semblait, qui ne s’encombrait pas toujours des lois et qui préférait laisser dire que de se repentir.
Somme toute un Charmant oxymore, au physique brillant mais à l’esprit sombre.
Un acteur au visage aussi beau et complexe qu’un marbre de Praxitèle, coiffé d’une tignasse de soie, le tout trônant sur un corps d’athlète délié sans avoir usé de la fonte. Mais, contredisant la croyance antique qui voulait que la beauté soit le reflet d’une belle âme, il l’avait plus torturée. Forgé par une vie de famille compliquée, par un engagement précoce dans la guerre d’Indochine, un renvoi de l’armée pour des causes inconnues, il était presque devenu proxénète quand l’une de ses conquêtes lui offrit le cinéma.
Toutefois, il ne pouvait cacher la profonde tristesse qu’il avait au fond des yeux, ce regard rendu vague par l’ennui ou peut-être par le refus de dire ce qu’il pensait ou ce qu’il avait fait. Un Charmant complexe, ordinaire dirais-je, mais observé, scruté, disséqué parce que rare, un Apollon Sauroctone dont l’âme remonterait non comme une aurore mais comme un soir à la surface de la charmante chair humaine imparfaite et changeante.
Il disait de lui-même qu’il était un accident, tout comme sa carrière et sa vie.
Ma chère Aurore tu sais sans doute qu’un accident est un événement imprévu et soudain qui crée des dégâts et met en danger, ou alors un fait accessoire. L’accident chez lui n’était pas son âme ordinaire ni un fait accessoire mais bien sa sublime enveloppe qui attirait le regard des autres : on aimait sa forme et l’on croyait y voir le fond, un fond qui chez lui n’avait rien d’harmonieux, d’apaisant, d’exaltant, un fond inquiétant comme un corridor glacial.
Des accidents jalonnèrent bien sa vie cabossée de scandales, de ruptures, d’amours malheureuses. Sa carrière fut étrange, génie précoce et surdoué interprétant avec facilité des personnages troubles, mais en dents d’une scie scélérate qui coupa son élan, ses plans et abrégea sa durée.
Ma chère Aurore, cet accident menaçait surtout ses spectateurs, percutés par les antagonismes de ses personnages, déstabilisés par une présence colossale à l’écran et perturbés par un jeu qui n’en était plus un, mais seulement un épisode filmé de sa vie malheureuse.
Dans le film « Plein Soleil » de René Clément (1960), Alain Delon incarnait donc sous son physique impeccable Tom Ripley, la perversité de l’ambition vouée au crime ordinaire. Et là, cet acteur mettait en danger chacun de mes Charmants. Car la plupart ont déjà assez peu de boussole pour s’orienter dans une vie à laquelle il leur faut bien donner du sens. Et dès qu’ils l’avaient vu jouer, ils ne pouvaient plus se fier à une belle apparence pour faire confiance ou aimer un modèle simplement sur sa gueule. Ils ne pouvaient plus idéaliser un mythe et par transfert se consoler de leur imperfection, car le modèle leur apparaissait pourri. En général les beaux acteurs aiment les beaux rôles. Lui s’en foutait et dans une forme de catharsis préférait jouer ce personnage carrément abject qui déboussolait, et pas seulement les bipolaires. Tout ceci par la faute de l’épouse du réalisateur qui comprit que Delon était double et devait jouer l’assassin plutôt que le rôle de la victime pour lequel il avait tout d’abord été recruté.
D’un autre côté, l’acteur confortait le dicton usé par crainte de naïveté : « trop beau pour être vrai ». Charmant l’utilise à tout va et à regret pour ne pas se laisse tenter par la surface qui l’attire quand il ignore la substance. Et voici que l’acteur illustrait magistralement la sagesse populaire. Il osait faire cet affront à la beauté, la traîner dans la boue alors que la beauté est un tabou, un graal, une quête, la valeur la plus recherchée, courtisée car elle transcende la dureté de mon monde en divertissant par son attrait. Inconsciemment en contemplant une perfection, Charmant oublie la laideur pour accéder à une rédemption. Pour certains en gardant l’espoir de l’égaler dans l’au-delà. Et avec lui tout s’effondrait.
Dans un autre film mythique, « Le Guépard » (Luchino Visconti Palme d’Or 1963), l’acteur était Tancrède l’aristocrate ambigu épousant la révolte tout comme la roture (Claudia Cardinale) pour mieux les contrôler, « tout doit changer pour que rien ne change ». Ce rôle lui allait comme un gant car qui plus que lui pouvait-il incarner la noblesse alliant les traits parfaits au pouvoir des princes tout en mystifiant son monde sur son âme arriviste et conservatrice. La beauté, quand elle n’a pas protégé celui qui a la chance de la posséder de l’attrait du vulgaire et du mesquin, trompe d’autant plus que ses atouts auraient dû permettre à son détenteur de s’y soustraire. Les criminels sont rarement des parangons de sculpture.
Ma chère Aurore, je pense qu’il est difficile de penser qu’un être charmant n’est pour rien dans son apparence car le mal se dessine si facilement sur les traits du mauvais qu’il est licite de croire que l’inverse est vrai. Mais peut-être parce que cet acteur avait joué sous la direction des meilleurs guides, René Clément, Luchino Visconti, Joseph Losey, Volker Schlöndorff et Jean-Luc Godard, qui l’avaient révélé autant qu’exploité dans son ambiguïté, son visage ne se creusa-t-il point des sillons qu’on aurait dû y voir sans ce talent que chaque partie y avait apporté.
Donc il s’est éteint il y a peu, comme une étoile se contracte sur son noyau et forme un trou noir qui aspire tout jusqu’à l’imaginaire de chacun.
Voilà, je ne vais pas bien. Je tourne mais je tourne au vinaigre, je tourne à la vieille fille qui se lamente et regrette le bon temps des feux de la Saint-Jean quand chaque Charmant venait danser autour des brasiers des campagnes pour bénir les beaux jours à venir qui annonçaient le bonheur et la chaleur de l’été.
Mais les nuages s’amoncellent et je crains l’avenir.
Ma belle Aurore, je t’enlace de mille chagrins et de mille regrets car j’ai peur.
Ta Gaïa