Sylvie Ducas, Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Université Paris Lumières
Nul n’est sûr de l’origine de l’expression « rentrée littéraire » (dérivé des rentrées au théâtre ou à l’Opéra ? variante des rentrées institutionnelles ou de la fameuse rentrée des classes ?) ni de sa genèse (fin XIXe siècle ? années 30 ? années 80 ?). Mais il est certain que rentrée littéraire rime avec rentrée d’argent pour la profession du livre, des éditeurs aux libraires, qui lui doivent une bonne partie de leur chiffre d’affaires annuel. Pourtant, ce phénomène ne représente que 5 % des titres annuels vendus en littérature générale, elle-même réduite à moins d’un quart de la production de livres en France et subissant de plein fouet la concurrence des autres biens culturels (multimédia, musique…).
Rentrée littéraire, folie marketing et « économie de l’attention »
C’est donc un phénomène en total décalage avec son importance médiatique et ses enjeux économiques. L’inflation de titres lancés dans la marée de la rentrée, on le sait, est totalement déraisonnable : 545 titres en 1998, 663 en 2002, 691 en 2003, avec un pic à 727 en 2007, 701 en 2010, 646 en 2012, 555 en 2013, 607 en 2014 (dont 404 auteurs français), 589 en 2015 (dont 393 romans français), encore 560 cette année, dont 363 romans français et 66 premiers romans.
Comment s’y retrouver dans cette pléthore et cet hyperchoix ? Des décennies ne suffiraient pas à lire tous ces livres… D’autant que nos esprits amazonisés sont happés par la surabondance des biens de consommation y compris culturelle et le déferlement d’images et d’informations, de la TV à Internet aggravent notre déficit attentionnel.
L’attention est devenue « la ressource cruciale de notre époque » (Yves Citton) précisément parce qu’elle est rare, tant elle s’éparpille et peine à se concentrer. Pour la capter, rien de tel qu’un événement. Or la rentrée littéraire n’est rien d’autre : deux fois l’an – en septembre et en janvier –, notre attention se focalise sur l’actualité littéraire via un marketing opérationnel à fonction prescriptrice dont le but est de guider et contrôler les goûts et les achats, tout en limitant le risque éditorial que représente toute publication en transformant l’offre en marché contrôlé.
Car à l’horizon de la rentrée c’est bien la saison des prix littéraires qui se profile, et avec elle, le fantasme « du livre de l’année », puisé dans « les livres de la rentrée » prescrits par les médias, les journaux, les blogs et les réseaux sociaux. Dans cette « économie du prestige », le but est de mettre en orbite tout au plus une cinquantaine de titres promis à de grosses ventes, quand les centaines d’autres n’auront ni succès ni visibilité et seront, eux, promis au pilon… De fait, la rentrée littéraire est bien emblématique de nos industries culturelles – une poignée d’élus pour un océan de « Musso du ruisseau » condamnés à l’invisibilité – par lesquelles la littérature est asservie à la marchandise, une marchandise qui doit s’écouler, quoi qu’on écrive.
La rentrée littéraire, accélérateur de particules
La rentrée littéraire qui démarre ne déroge pas à la règle : on y retrouve des auteurs-marques habitués aux best-sellers (Nothomb, Musso, Tatiana de Rosnay, dont la sortie en poche de Moka correspond avec la sortir en salle de l’adaptation…), des écuries d’auteurs trustées par les éditeurs, avec leurs auteurs phares en lice pour un prix d’automne (Forest pour Gallimard, Véronique Ovaldé pour Flammarion, Mauvignier pour Minuit, Régis Jauffret pour Le Seuil, Yasmina Khadra pour Julliard, Simon Liberati pour Grasset…) et des dizaines de débutants lancés dans l’arène (dont le rappeur Gaël Faye et la performeuse Elitza Gueorgieva, tous deux excellents) et condamnés pour beaucoup au livre invisible et mort-né.
L’hétérogénéité des littératures mises en tête de gondole suffit à se convaincre que la qualité n’est pas l’enjeu, pas même la littérature parfois. L’axiome de la visibilité étant le buzz, pour que « tout le monde en parle », et les médias les « banques attentionnelles » le diffusant, les éditeurs (les exclus des prix) n’hésitent pas depuis quelque temps à sortir des livres « people » ou politiques sans rapport avec la fiction narrative dans l’espoir de profiter des flonflons de la fête : comme l’éditeur des Arènes avait littéralement dynamité la rentrée littéraire l’an dernier en sortant le livre de Valérie Trierweiler (442 000 exemplaires en à peine seize jours de commercialisation), les éditions Plon publient le livre de Nicolas Sarkozy, Tout pour la France sorti fin août (32 000 exemplaires vendus en trois jours) qui écrase la rentrée en librairie, après La France pour la vie sorti en janvier dernier et vendu à près de 100 000 exemplaires, en tête de plusieurs classements, et ce, malgré la réputation de cancre littéraire qui est la sienne…
Ce capitalisme attentionnel peut révulser, il n’en demeure pas moins que la rentrée littéraire est un incubateur de littérature sans pareil et un « accélérateur de particules » littéraires. Dans cette turbine à succès, deux figures auctoriales dominent l’imaginaire littéraire : le primo-romancier et le grand écrivain, situés aux deux extrêmes de la consécration littéraire. Le premier est un label vendeur, créé par les éditeurs il y a 25 ans ; il a ses prix et ses festivals. Grâce au premier roman, l’éditeur s’exhibe en vigie littéraire découvreuse de talents et réactive le fantasme du génie en herbe, d’un Radiguet surdoué ou d’un Rimbaud mettant la beauté à genoux. Le grand écrivain, lui, vaut pour tout son arsenal mythique : l’œuvre, les palmarès de prix, le Goncourt pour les plus talentueux, le Nobel pour les meilleurs, le Panthéon pour les icônes canonisées, l’écrivain à l’écritoire que toute une Vulgate romantique a enkysté dans notre imaginaire collectif.
La rentrée littéraire est une fête
Car la rentrée littéraire est aussi – et c’est ce qui la rachète – l’origami de la littérature, un paysage éphémère qui cherche à faire d’un événement un monument érigé, selon l’étymologie du mot (moneo : « se remémorer »), à la mémoire de la littérature.
Bien plus, la rentrée littéraire est une fête qui empêche les rouages sociaux du symbolique de se rouiller, un moment de consensus national. Avec elle, même si le battage commercial nous le fait oublier, la France cimente son identité de « nation littéraire » (Priscilla Parkhurst Ferguson). Et ce n’est pas un vain mot. Car la nation française reconnaît dans ses écrivains une certaine idée d’elle-même, cette civilisation du discours, des lettres et de la libre pensée, bâtie sur des siècles d’histoire littéraire et de grands écrivains, à laquelle les événements tragiques des attentats qui ont endeuillé notre pays cette année ont montré à quel point nous étions encore viscéralement attachés. Un désir de littérature et d’écrivain à la française qui n’est pas mort, tant mieux.
En ce sens, la rentrée littéraire est un de ces fétiches autour desquels une nation se rassemble et se retrouve. Ce fétiche a une histoire. Héritage de l’école de Jules Ferry, du calendrier d’une France rurale, qui ritualise la rentrée des classes après les moissons et les vendanges ; goût pour les calendriers et culture des almanachs et des éphémérides, étroitement liés à l’histoire de l’imprimerie et du colportage. Héritage des salons, cafés et surtout cénacles (L’Âge des cénacles de Laisney et Glinoer) dont la structure et le fonctionnement sont scandés eux aussi par un calendrier et des rendez-vous réguliers lors desquels on se rassemble, on se retrouve pour mieux partager la même idéologie littéraire.
Héritage et temps de la fête républicaine et du calendrier révolutionnaire, de « l’emprise irrationnelle du calendrier sur les sensibilités » (Mona Ozouf La Fête révolutionnaire, 1789-1799) « le calendrier agi[ssant] à la manière d’un talisman ». Et pour pérenniser l’événement, il faut « distribuer dans le temps les repères cérémoniels ». Les éditeurs ont imité l’école et choisi l’équinoxe d’automne, « saison de l’abondance heureuse » selon les Anciens, pour fêter la littérature.
Pas sûr que la surproduction littéraire de ces rentrées soit une « abondance heureuse », mais de la même manière que les fêtes qui ordonnent le temps ordinaire règlent le rythme de la vie sociale, le marketing éditorial emprunte à ses usages enfouis, inconscients mais non moins vivaces, et distribue l’année éditoriale en saisons, avec une rentrée de janvier après celle de septembre. Preuve que les agents de la chaîne du livre sont aussi agis et joués par des pratiques et des imaginaires symboliques qui les dépassent et que la France a encore un ADN culturel fondé sur le livre et la littérature. Alors oui, commencer l’année par une fête, voilà ce que représente la rentrée littéraire.
Sylvie Ducas, Maître de conférences HDR en littérature française, Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Université Paris Lumières
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.