Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine
Alors que le culte des déesses de la mythologie gréco-romaine a pris fin avec le triomphe du christianisme dans l’Empire romain, la Vierge Marie occupe la place laissée vacante par le départ des divinités vierges, comme Athéna et Artémis. Mais Aphrodite, déesse de l’amour, a-t-elle aussi trouvé en Marie une remplaçante ?
Dieux et filles vierges
L’évangile selon Matthieu (1, 18) nous donne quelques explications au sujet de la virginité de Marie : elle « était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu’ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte ». Marie et Joseph étaient fiancés ; la cérémonie du mariage n’avait pas encore eu lieu. Pas de nuit de noces non plus. Marie était encore une pucelle.
L’union entre un dieu et une jeune fille vierge n’est pas une nouveauté, puisqu’on la trouvait déjà dans la mythologie gréco-romaine. La princesse Alcmène, mère d’Héraclès – l’Hercule des Romains-, n’a pas, elle non plus, connu l’amour physique, lorsque Zeus, le plus grand des dieux, entre dans son lit, prenant l’apparence de son époux (avec qui elle n’avait pas encore consommé le mariage). C’est alors qu’elle est pénétrée durant 36 heures sans interruption ; lorsque le dieu la quitte enfin, elle est bien éreintée.
En Italie, c’est la prêtresse vierge ou vestale, Rhéa Silvia, mère du fondateur de Rome, Romulus, qui est surprise et possédée par le dieu Mars.
Saint-Esprit contre désir érotique
Mais, à la différence de ces précédents mythologiques, Marie reste vierge avant, pendant et après son union avec Dieu. Dieu l’a connue sans faire l’amour avec elle. Il ne s’est pas incarné pour la pénétrer. Il n’a possédé Marie que par son « esprit » : pneuma, en grec, la langue des évangiles. Le terme désigne un souffle divin, immatériel. Un principe fécondant qui a aussi permis la Création du monde, selon la Bible (Genèse 1, 2).
Dieu s’est donc remis à l’œuvre pour créer le Christ.
Cette conception est très originale : la relation entre Dieu et Marie est désexualisée. Le Dieu chrétien n’est ni Zeus, ni Mars. Ce n’est pas un dieu amant. Le pneuma prend la place du phallus divin des légendes grecques ou romaines. La « puissance du Très-Haut » se contente de couvrir Marie « de son ombre », d’après l’expression de l’évangile selon Luc (1, 35).
Le dogme de la virginité perpétuelle de Marie, admis par les catholiques et les orthodoxes, fait que Marie n’est pas l’actrice d’une relation physique entre deux amants. Elle n’est pas convoquée en tant que personne que Dieu aurait fortement désirée. Elle est un ventre nécessaire à porter le fils déjà conçu en haut lieu.
Comparaison entre deux vierges : Marie et Athéna
Il existe une vierge-mère dans la mythologie : Athéna, déesse dite Parthénos, « Vierge » en grec. Comme Marie, elle est la mère d’un fils né dans des conditions miraculeuses.
Un jour, Héphaïstos, dieu de la forge, reçoit la visite d’Athéna. Excité à la vue de cette jeune fille vêtue en guerrière, il se jette sur elle. Mais elle le repousse, tandis qu’il éjacule sur sa cuisse.
La Vierge essuie alors d’un revers de la main la semence du dieu qui tombe dans la terre et la féconde. Neuf mois plus tard, un bébé en surgit : Érichthonios, fils de la déesse. Dans ce mythe, Athéna n’a pas été déflorée ; comme Marie, elle demeure perpétuellement vierge. Mais, contrairement à la mère de Jésus, elle n’accouche pas non plus. Elle s’est trouvé une mère porteuse : Gê, divinité de la Terre, qui conservera Érichthonios en son sein le temps de la gestation.
Marie, elle, est à la fois vierge et mère porteuse. La spiritualisation de la conception de Jésus n’est que partielle : si Dieu a possédé Marie par son souffle seulement, l’incarnation n’en est que repoussée dans le temps. Elle va se produire dans le ventre de Marie qui porte bien un bébé et grossit jusqu’à ce qu’elle finisse par accoucher, comme toute femme enceinte. Un Jésus de chair sort des entrailles de Marie, bien que Dieu, lui, n’y soit pas entré charnellement. C’est pourquoi Marie doit se rendre au Temple de Jérusalem pour se purifier, car, selon les croyances de l’époque, elle a été souillée par le sang perdu lors de son accouchement (Luc 2, 22).
Tensions entre Jésus et sa mère
Devenu grand, Jésus ne paraît pas avoir entretenu de bonnes relations avec sa mère. Marie tarde à reconnaître les qualités de son fils. Dubitative, comme le reste de sa famille, elle prend Jésus pour un fou. « Il a perdu la tête », s’écrie-t-elle de concert avec ses autres fils, dans l’évangile selon Marc (3, 21).
Jésus ne se prive pas de le lui reprocher ouvertement : il se montre extrêmement froid et distant avec elle, lorsque tous deux se trouvent invités à un mariage à Cana, en Galilée. « Que me veux-tu, femme ? », lui lance-t-il sans ménagement (Jean 2, 4). Une anecdote racontée par Luc témoigne encore de ces tensions entre mère et fils. Un jour, une femme, en adoration devant Jésus, croit bon de hurler au milieu de la foule : « Heureuse celle qui t’a porté et allaité ! » (Luc 11, 27). Elle pense faire plaisir au Christ. Mais Jésus a du mal à cacher son irritation. Il lui rétorque froidement : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent ! » (Luc 11, 28). Réponse cinglante : Marie n’a pas grand mérite ; elle n’est pas pour grand-chose dans la naissance de son fils.
Un culte instauré tardivement
Le culte de Marie, postérieur aux Évangiles, s’est imposé tardivement. Pour que le christianisme ait des chances de conquérir l’Empire romain, il fallait à la nouvelle religion une figure féminine tutélaire afin d’assurer le relais auprès de populations habituées à honorer de grandes déesses et des reines divinisées.
C’est à Éphèse, lors du Concile de 431, que Marie est officiellement proclamée Théotokos, « Mère de Dieu ».
À Éphèse, est-ce un hasard ? La ville était, dans l’Antiquité, le grand centre du culte de la déesse Artémis dont Marie prend la place. La Vierge est alors promue reine-mère et interprétée comme une impératrice idéale : sur les éclatantes mosaïques des églises, comme à Sainte-Marie-Majeure de Rome, elle apparaît vêtue d’une robe d’or et couronnée du diadème impérial.
Un siècle et demi plus tard est instaurée la fête de l’Assomption, montée au Ciel de Marie, véritable apothéose calquée sur la consécration des impératrices romaines qui devenaient, elles aussi, des divinités célestes après leur mort. Mais le christianisme ne reprend pas le terme grec apotheosis, équivalent du latin consecratio. Officiellement, l’Assomption n’est pas une apothéose, car la nouvelle religion se veut monothéiste.
Malgré l’importance que prend son culte au Moyen Âge, Marie n’est qu’une Sainte, mais jouissant d’un statut exceptionnel. Saints et Saintes ont permis aux chrétiens de préserver une forme de polythéisme qui facilita les progrès de la nouvelle religion dans le monde gréco-romain. De ce point de vue, Marie se révèle un excellent choix : elle est parvenue à réunir, sous son nom et en une seule et même figure, les anciennes divinités vierges comme Artémis et Athéna, ainsi que les déesses-mères comme Déméter ou Isis l’égyptienne, mère d’Horus, qui avait elle aussi préalablement conquis Rome.
La Vierge sensuelle
Depuis la fin de la Préhistoire, divers peuples ont adoré une grande déesse de l’amour maternel ou sexuel, parfois les deux en même temps. Elle s’est incarnée sous différents noms : Inanna ou Ishtar en Mésopotamie, Hathor en Égypte, Aphrodite en Grèce, Vénus à Rome, Rati en Inde, Xochiquetzal ou encore Tlazolteotl dans l’ancien Mexique. On la retrouve aujourd’hui en Amérique latine dans le culte de l’orisha Ochun ou Oxum. Par syncrétisme, cette déesse venue d’Afrique, vêtue de jaune et d’or, a été assimilée à la Vierge au Brésil et à Cuba dont elle est devenue la patronne. En 2017, enceinte et coiffée d’un diadème doré qui évoque Marie, Beyoncé entonne une ode à la maternité.
Dans l’imaginaire, la mère de Jésus a donc fini, elle aussi, par être réinterprétée comme un avatar de cette déesse sensuelle et millénaire.
Christian-Georges Schwentzel a publié Les Quatre Saisons du Christ, éditions Vendémiaire, 2018.
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.