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Varian Fry, le journaliste américain qui sauva des milliers d’opposants au nazisme

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Varian Fry.
Tourisme Marseille

Jean-Kely Paulhan, Sciences Po – USPC

En 2008, le musée de la Halle Saint-Pierre à Paris consacrait une grande exposition au journaliste américain Varian Fry. Son action à Marseille en 1940-1941 est aussi racontée dans le roman de Jean Malaquais, Planète sans visa (1947). Il faut croire que l’homme entretient un courant de sympathie durable, à en juger par la réédition régulière de son récit, Livrer sur demande. Sa toute dernière édition (Marseille, Agone, 2017), qui coïncide avec le cinquantenaire de la mort de Fry, comporte une excellente préface, des notes efficaces, des articles écrits par Fry après son retour aux États-Unis, des notices biographiques, une bibliographie complète en français et en anglais, et des index.

La couverture de la 3ᵉ édition de Livrer sur demande.
Agone

Nous sommes en 1940. L’article 19 de la convention d’armistice stipule : « Le gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants désignés par le gouvernement du Reich. » Marseille-Soir, le 25 juin, commente simplement : « Les clauses de l’armistice sont dures mais nullement déshonorantes », sans plus de précisions. Alors que des millions de gens ont fui sur les routes, que des millions de prisonniers sont acheminés vers l’Allemagne et que près de 100 000 soldats ont été tués en mai-juin 1940, ce point de l’accord d’armistice passe largement inaperçu. Par ailleurs, il n’y a plus de presse libre où l’évoquer et en débattre.

Varian Fry est alors un jeune journaliste, déjà remarqué pour ses livres ou ses rapports de qualité sur les questions internationales. Il participe à des cercles de réflexion et d’action américains très divers, qui ont en commun leur connaissance de la situation européenne depuis les années trente, et la conviction que leur pays doit tout faire pour soutenir les démocraties européennes, que ce devoir correspond aussi à son intérêt.

« Une des dernières actions de solidarité internationale du vieux mouvement ouvrier »

La préface – claire bien que détaillée – de Charles Jacquier, auteur de la citation ci-dessus, est indispensable pour comprendre la complexité (et les contradictions) des réseaux américains finançant l’Emergency Rescue Committee ; prudemment présenté aux autorités françaises comme le CAS ou Centre américain de secours de Marseille, chargé officiellement d’accorder des aides en argent ou en nourriture, il a pour but réel de soustraire à l’Allemagne nazie les intellectuels, artistes, opposants politiques, juifs ou non, puis les syndicalistes les plus menacés, pour lesquels Marseille, en zone non occupée, représente l’espoir d’une porte de sortie.

Varian Fry.
Tourisme Marseille

Ces réseaux américains comprennent des lieux prestigieux de pouvoir universitaire, entre autres la « New School for Social Research » de New York, aptes à organiser l’accueil de professeurs invités, les milieux d’immigrés juifs socialistes et syndicalistes d’Europe centrale, polonais (en particulier le « Bund »), de grands syndicats américains, l’AFL (« American Federation of Labor »), en rapport étroit avec l’AFGF (« American Friends of German Freedom ») qui fédère les associations d’exilés antifascistes et antinazis. Déterminante, l’influence du JLC (« Jewish Labor Committee »), dont l’argent va financer les opérations de sauvetage en France, qui incite l’AFL à « se mobiliser contre la destruction des mouvements ouvriers et socialistes européens ».

La Halle Saint-Pierre a consacré une exposition à Varian Fry en 2008.
Halle Saint-Pierre

C’est l’AFL qui sera l’interlocuteur du département d’État et du président des États-Unis en 1940-1941. Ces milieux, très marqués à gauche mais anticommunistes (la guerre d’Espagne et le pacte germano-soviétique sont dans tous les esprits), le plus souvent francophiles, comprennent l’urgence de la situation.

La nomination de Fry à la tête du CAS a lieu très vite, faute de candidats et aussi parce qu’il a le profil idéal : germanophone, francophone et francophile, bon connaisseur de la France et de la situation européenne. Ses convictions antinazies s’enracinent dans une réflexion mûrie pendant plusieurs années d’études de journalisme et de relations internationales ; il a aussi assisté à un pogrom, le 15 juillet 1935, à Berlin (dont il a rendu compte quelques jours plus tard dans The New York Times)…

À Marseille, Varian Fry recrute une petite équipe, très dévouée : des Français (dont la plupart entreront dans la Résistance active avant et après son départ), des Américains, qui résident en France depuis longtemps, décidés à aider financièrement le centre en cas de coup dur.

Son action, efficace, trop efficace – il aura réussi à faire partir plusieurs milliers de personnes – se heurte à une double opposition. Il gêne Vichy et son intendant de police, Maurice Rodellec du Porzic, qui obtiendra son départ ; à la Libération, cet ancien capitaine de corvette devra répondre de son refus d’aide médicale aux internés du camp des Milles, de son comportement inhumain lors des rafles de Marseille en 1942-1943, mais insistant sur son obéissance à Vichy et à la puissance occupante, bien conseillé par un avocat, soutenu par des réseaux, il sera libéré en décembre 1945, « réintégré dans la Marine en novembre 1946, avec pleine reconnaissance de ses droits à la retraite » (Doris Obschernitzki, « L’intendant de police à Marseille, Maurice Rodellec du Porzic, et le camp des Milles », Cahiers d’études germaniques, printemps 1997, n° 32).

Fry gêne aussi le gouvernement américain, le département d’État et son représentant local, le consul des États-Unis, même si le vice-consul arrive à le soutenir tant bien que mal avant d’être muté (comme quelques policiers français, qui ont manifesté activement leur sympathie à Fry, malgré le danger) : les enquêtes sur les camps d’internement qu’il veut présenter aux autorités de Vichy, ses interventions incessantes en faveur de telle ou telle personnalité exposée indisposent l’équipe du président Roosevelt, longtemps attachée à maintenir les meilleurs rapports avec le maréchal Pétain.

La sensibilité libérale d’Eleanor Roosevelt est impuissante contre la loi des quotas de 1924, peu favorable aux personnes expulsées par des régimes totalitaires, contre l’influence de Breckinridge Long, sous-secrétaire d’État chargé de l’immigration et des problèmes des réfugiés, persuadant Roosevelt que « l’émigration risque d’amener aux États-Unis des éléments de la « cinquième colonne » ou des communistes ».

Enfin, assurer la relation entre les différents groupements américains qui financent le centre et le département d’État, préoccupé de tout contrôler et s’intéressant surtout à « un programme traditionnel de « récupération des cerveaux » », devient de plus en plus ardu.

Expulsé de France à l’automne de 1941, Varian Fry continue la lutte. Il publie dans The New Leader de mai 1942 un article sur « La politique [d’immigration] à courte vue du gouvernement américain », qui prive son pays des compétences des réfugiés antifascistes. Il dénonce dans The New Republic de décembre 1942 la passivité américaine face aux camps de concentration, met les points sur les i en mai 1943 à propos de l’action en Algérie du général Giraud, l’allié préféré à De Gaulle par le gouvernement américain.

Un homme dérangeant

Suspect dans son propre pays, où l’on considère qu’il a gêné la politique gouvernementale, inquiété par la Commission des activités antiaméricaines en 1950, il ne tire aucun avantage de son action courageuse. Apparemment, ses anciens « clients » européens ne se pressent pas, en 1964, de l’aider à publier un recueil de lithographies commémorant le sauvetage des intellectuels et artistes antinazis. Deux témoignages, dans les marges du livre, celui d’Albert Hirschman et celui de Hans Sahl, cité dans la préface, laissent entrevoir l a générosité, l’humanité et l’énergie qu’il a déployées alors.

Varian Fry a été contraint, pour mener à bien la mission qui lui avait été donnée et dans laquelle il s’est investi tout entier, d’aller à l’encontre de la politique du gouvernement américain de l’époque ; ce dernier, pénétré par des éléments antisémites, anticommunistes, voulait maintenir de bonnes relations avec Vichy à tout prix. L’arrêt de sa mission est aussi dû en partie à la mésentente régnant entre les différents commanditaires appartenant à la gauche américaine, même si l’évolution de la guerre impliquait l’expulsion de Fry, éventuellement son arrestation, à plus ou moins long terme. La France gaulliste, de son côté, ne semble pas non plus pressée de reconnaître un « héros » dont l’action met en lumière la part la plus noire de la collaboration d’État.

The ConversationEn 1967, quelques mois avant sa mort, le consulat français de New York le fait chevalier de la Légion d’honneur… Le procureur Mornet, accusateur du maréchal Pétain à son procès, qui avait fort efficacement, sous l’Occupation, présidé la Commission de dénaturalisation des juifs étrangers, qui permettait leur déportation, avait, quant à lui, été commandeur du même ordre…

Jean-Kely Paulhan, Docteur en histoire contemporaine, agrégé de Lettres classiques, Sciences Po – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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