Jean-Matthieu Méon, Université de Lorraine
L’élection de Richard Corben au Grand Prix de la Ville d’Angoulême a suscité une réelle surprise des commentateurs. Surprise au regard de la visibilité des deux autres prétendants au titre, l’Américain Chris Ware à la renommée internationale et le Français Emmanuel Guibert, auteur de La Guerre d’Alan ou du Photographe (avec Didier Lefèvre et Frédéric Lemercier). Surprise aussi en raison des caractéristiques les plus visibles de l’œuvre de Corben : des récits de science-fiction et d’horreur, aux couleurs saturées et peuplés de corps aux formes excessives, qui semblent bien éloignés des récits personnels pour lesquels Ware ou Guibert sont plébiscités.
Pour comprendre cette impression de décalage, il faut revenir sur l’œuvre et sur le parcours de cet auteur. Au-delà de la virtuosité graphique, qui s’exprime dans les corps comme dans les modelés et les couleurs, et du caractère outrancier et volontairement grotesque de son imagerie (qui peut susciter en elle-même critiques et réticences), la carrière de Corben est aussi à lire au regard des différents espaces de la bande dessinée américaine qu’il a traversés depuis la fin des années 1960.
C’est à travers l’histoire de la constitution de ces espaces, de leurs écarts et de leurs éventuelles passerelles que la position décalée de Corben devient intelligible. Pour paraphraser le titre d’un célèbre roman fantastique qu’il a adapté, Corben est un dessinateur au bord des mondes.
Corben et le renouvellement des années 1970
Les années 1970 sont une période de renouvellement pour la bande dessinée américaine. L’underground né à la fin des années 1960, entre autres autour des comix de Robert Crumb, a apporté de nouvelles libertés et avec elles de nouvelles thématiques –la sexualité et la drogue mais aussi la critique sociale, l’autobiographie… – qui se développent dans cette nouvelle décennie.
Le format du comic book, toujours dominant depuis son apparition au milieu des années 1930, se voit à la fois approprié par des créateurs en dehors des grands éditeurs et contourné par de nouveaux formats. Ainsi, dans le sillage des revues satiriques tels que Mad (en magazine depuis 1955) comme des titres d’horreur de l’éditeur Warren (Creepy en 1964, Eerie en 1966), des magazines grands formats, le plus souvent en noir et blanc, tentent de toucher d’autres publics ou de proposer des contenus moins cadrés par les contraintes du Comics code de 1954. Des tentatives de publications destinés aux librairies et non plus aux kiosques se multiplient, porteuses d’expérimentations esthétiques et de nouvelles ambitions, dont l’étiquette graphic novel est l’expression la plus marquée.
Corben est pleinement inscrit dans ce mouvement. Ses premiers courts récits underground, en noir et blanc, mêlent histoires à chute, généralement entre horreur, science-fiction et heroic fantasy, et satire sociale, écologique ou politique. Son style caricatural y introduit distance et humour. La nudité et la sexualité de ses personnages relèvent tout autant d’un plaisir gratuit et provocateur que de l’affirmation de ne pas s’adresser aux enfants. Son livre Bloodstar, dont la première édition paraît de manière indépendante en 1976, illustre cette approche particulière, tout comme ses ambivalences. Corben y adapte en noir et blanc une nouvelle de Robert Howard, le créateur de Conan le barbare, racontant dans un contexte post-apocalyptique l’affrontement entre un guerrier musculeux et un vers géant.
Le récit est long (une centaine de pages), avec un texte abondant. La violence y est réaliste et explicite, la nudité présente –mais finalement discrète pour Corben. Historiquement, il s’agit surtout de l’une des toutes premières publications américaines à revendiquer le terme graphic novel, en le faisant apparaître sur sa jaquette et en le discutant dans son introduction. Quel que soit le regard contemporain porté sur cette œuvre, son ambition est explicite.
C’est dans ces écarts avec le mainstream de son époque que cette démarche doit être appréciée. Tant par son format que par sa longueur, son graphisme ou son aspiration à une reconnaissance artistique, la production de Corben tranche avec les comics de super-héros que Marvel et DC publient alors par dizaines. En ce sens, Corben n’est pas si éloigné de son contemporain Will Eisner, figure tutélaire du graphic novel littéraire tel qu’on le conçoit aujourd’hui. Mais c’est tout autant dans ses proximités avec le mainstream que Corben se définit : la violence et la sexualisation des personnages sont constitutives du genre super-héroïque et l’heroic fantasy à la Howard a trouvé sa place dans les titres Marvel dès 1970 avec l’adaptation de Conan –et la nouvelle dont Bloodstar est issue avait déjà elle-même été adaptée par Marvel en 1973…
Entre l’underground et le mainstream, mais à la marge des alternative
Si le rapprochement entre Corben et Eisner peut rétrospectivement sembler surprenant, c’est en raison de la façon dont l’espace de la bande dessinée américaine s’est peu à peu polarisé. La situation de la fin des années 1960 et du début des années 1970, lors de laquelle, schématiquement, l’underground se sépare du mainstream, s’est progressivement complexifiée. L’émergence d’un marché spécialisé (les comic shops) a permis le développement dans les années 1980 des independent, catégorie éditoriale large et hétérogène rassemblant des éditeurs de petite ou moyenne taille distincts des principaux acteurs que sont Marvel ou DC.
Les prolongements esthétiques des comix underground, détachés de la provocation contre-culturelle qui les caractérisaient, ont donné naissance à l’approche plus littéraire des alternative comics (d’Art Spiegelman à Chris Ware, en passant par Dan Clowes ou Alison Bechdel). L’exploration adulte des genres (science-fiction, horreur…), dans les magazines Warren, dans certains comics ou dans Heavy Metal, la version américaine de Métal Hurlant, forme de manière intermédiaire un ground level, selon une expression d’alors.
Les premières bandes dessinées de Corben paraissent dans les comix underground dès 1968 et l’auteur va continuer à y publier presque tout au long des années 1970, avec une diffusion internationale quasi-immédiate, par exemple en France dans Actuel et Métal Hurlant. Mais sa notoriété et sa professionnalisation vont surtout s’appuyer sur la quarantaine de récits et les nombreuses couvertures qu’il réalise au cours de cette même décennie pour Warren, essentiellement dans les magazines Creepy et Eerie. L’autre lieu clé de sa notoriété est le magazine Heavy Metal, au sein duquel ses bandes en couleur, au premier rang desquelles la saga de Den, occupent une place importante et régulière jusqu’au milieu des années 1980. Sa visibilité passe alors aussi par l’illustration commerciale : posters, couvertures, affiches, pochettes de disque.
Dans les années 1980-1990, Corben choisit en grande partie l’auto-édition, avec sa propre maison d’édition Fantagor Press, dont les difficultés financières compliquent la diffusion et l’accessibilité de son œuvre qui reste pourtant dans la veine qui l’a popularisée. Et c’est auprès des éditeurs mainstream Marvel, DC puis Dark Horse que Corben retrouve une activité et une visibilité à partir du milieu des années 1990 et au cours des années 2000, en travaillant, mais toujours de manière ponctuelle, sur des super-héros (Batman, Hulk, Luke Cage, le Punisher, Hellboy…). Dark Horse accueille de nos jours ses réalisations les plus récentes, essentiellement tournées vers l’horreur sous l’influence de ses sources littéraires classiques.
Débutant dans l’underground, Corben s’est professionnalisé dans le ground level au moment même où le contre-modèle des alternative comics s’est construit et a centralisé l’attention et la reconnaissance culturelle. D’une certaine manière, Corben est resté à côté du courant de la bande dessinée devenu le plus légitime.
Du grand écart à la redécouverte
Corben incarne donc une figure décalée par rapport à certains des auteurs américains aujourd’hui les plus reconnus. Au-delà de son parcours éditorial, sa pratique créative elle-même marque la différence. À l’opposé de l’auteur complet produisant seul une œuvre puisant dans son autobiographie et tournée vers le récit long et autonome du roman graphique, Corben a souvent travaillé en collaboration (Jan Strnad, Bruce Jones), pour des récits courts (mais pas seulement), le plus souvent inséparables des genres et de leurs ressorts éprouvés.
Son recours récurrent à l’adaptation s’écarte des canons littéraires : si Edgar Poe est présent, c’est revisité sous l’influence des EC comics d’horreur des années cinquante, et en compagnie de Howard Phillips Lovecraft, Clark Ashton Smith ou William Hope Hodgson. Ce sont ces mêmes caractéristiques qui ont lui ont permis de tenir le grand écart entre underground et espaces plus commerciaux –même si le grotesque recherché de son style et l’ironie qui en résulte le cantonnent aux marges du mainstream.
Ce double décalage a contribué à marginaliser l’œuvre de Corben, dont une large partie est progressivement devenue difficile à trouver. Les rééditions ont été sporadiques jusqu’aux années 2000 et à la reprise récente en volumes conséquents de ces récits courts (Dark Horse en 2012 et 2014 par exemple).
La redécouverte des genres par une partie de la génération contemporaine des alternative comics (Josh Bayer et ses All Time Comics proposent par exemple actuellement une relecture des super-héros chez l’éditeur alternatif Fantagraphics) et l’intérêt renouvelé pour Heavy Metal (tout comme Métal Hurlant en France, qui s’est vu consacrer une exposition importante), combiné à des effets de génération (une partie des auteurs actuels les plus établis, tels Riad Sattouf, ont grandi en lisant ces titres et sont admirateurs des bandes de Corben) ont probablement participé à la redécouverte de Corben. Son élection au Grand Prix d’Angoulême est à la fois la marque de cette redécouverte et, peut-être, le point de départ d’une nouvelle visibilité.
Pour découvrir l’œuvre touffue de Corben, on peut se reporter à son site mais aussi au site amateur mais exhaustif muuta.net.
Jean-Matthieu Méon, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, CREM, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.