Carole Bisenius-Penin, Université de Lorraine
Durant plusieurs semaines, à la Maison de Robert Schuman à Scy-Chazelles, l’écrivain italo-luxembourgeois Jean Portante a été accueilli dans le cadre d’une résidence d’auteurs in situ en Moselle. Né à Differdange, ville minière du Grand-Duché de Luxembourg, de parents italiens, l’auteur a produit plus d’une quarantaine d’œuvres (poésie, romans, essais, pièces de théâtre). Son roman Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine lui avait valu le Prix Servais au Luxembourg. Le même prix lui a été attribué récemment pour son roman L’architecture des temps instables (2016). Membre de l’Académie Mallarmé, Jean Portante est également journaliste et traducteur littéraire (Prix Alain Bosquet pour sa traduction de L’amant mondial de Juan Gelman en 2013).
Une résidence européenne
L’œuvre romanesque de Jean Portante est parcourue de manière récurrente par une sorte de totem littéraire emblématique : la baleine qui incarne une migrante, une nomade perpétuelle. Ce mammifère marin a quitté la terre ferme, mais ayant cependant conservé son poumon, comme une mémoire, il n’est donc pas un habitant définitif de la mer. Selon lui, la baleine nage entre le « ne déjà plus » et le « ne pas encore », un territoire où la question de l’identité se met d’emblée au pluriel et où la notion de frontière se liquéfie.
En écho, la résidence mise en place à la Maison de Robert Schuman (« Maison des Illustres ») à la lisière des territoires (Allemagne, Belgique, Luxembourg), se joue des frontières et interroge l’espace créatif et culturel européen. Un lien évident, donc, entre l’univers littéraire de l’auteur luxembourgeois et cette résidence ouverte sur l’Europe. La création de ce dispositif culturel dans un espace muséal ayant depuis 2015 le « label du patrimoine européen » vise ainsi à offrir à un écrivain la possibilité de mener à bien un projet d’écriture et de promouvoir la diffusion transnationale des œuvres littéraires.
Outre la volonté d’instaurer un dialogue interculturel, le dispositif résidentiel élaboré a pour objectif également de favoriser des rencontres entre écrivain et publics par le biais d’activités de médiations sous différentes formes (soirée de lecture, ateliers d’écriture…), tout en privilégiant aussi une approche numérique (journal de bord de la résidence sous forme numérique).
Une création transfrontalière
Grâce à une bourse du Centre national du livre et une aide du département de la Moselle (dispositif « création partagée »), Jean Portante a pu explorer la thématique de la frontière non pas comme il le fait dans sa chronique journaliste « Un Monde immonde » pour la presse luxembourgeoise, à partir d’une narration plus personnelle, celle de ses origines :
« Mais l’envie est là à présent de me demander, à un moment où la question des frontières est malheureusement derechef d’actualité (et avec elle la question ambiguë de l’origine et de l’identité), comment se seraient passées les choses si mon père, et avec lui, toute la famille, avait traversé la frontière. »
Pour cette résidence, l’écrivain a construit son projet d’écriture (création d’un texte théâtral) autour de l’histoire d’un frontalier, sous la forme d’un long monologue intérieur rythmé par les arrêts constants de la voiture pris dans les bouchons que vivent quotidiennement les travailleurs français vers le Grand Duché. Il s’agit donc pour lui, comme il l’expose, de revenir sur ce va-et-vient identitaire, de la terre natale méditerranéenne à celle de l’exil et du travail :
« Tous mes livres parlent de cette ambivalence. De ce passage de frontières. De ce va-et-vient. De cette réhabilitation de l’ailleurs. Je crois que je ne suis pas le seul à avoir ainsi atterri dans une nationalité apportée par le hasard. Car pour paraphraser l’écrivain uruguayen Carlos Onetti qui, en entendant de qui descendaient les gens qui l’entouraient, a répondu, quand on lui a posé la question de sa descendance que lui descendait du bateau, je pourrais dire comme beaucoup d’autres Italiens installés au Luxembourg ou en Moselle, que moi, je descends du train. »
Entre narration de soi, brouillage identitaire, recherche du passé avec ses secrets, l’écrivain interroge le territoire où il aurait pu passer son enfance, de l’autre côté de la frontière à partir de ce prisme géographique et littéraire : le Français que je n’ai jamais été, mais aurait pu être.
La résidence a donc permis à l’auteur de concevoir une pièce théâtrale, à partir de la thématique de la frontière, qui sera éditée chez Phi et donnera lieu à une représentation au Théâtre National de Luxembourg.
Des médiations culturelles
En plus de la possibilité de disposer d’un lieu et de temps de création pour un auteur, la résidence constitue aussi un moyen de mettre en place des échanges entre un écrivain et des publics. En effet, comme le rappellent Serge Chaumier et François Mairesse, la médiation peut être définie comme un processus de « mise en relation avec des contenus, des œuvres, des savoirs ».
Ainsi, de multiples occasions de rencontres, d’interaction ont été déployées en fonction des publics : une lecture poétique offerte à la population lors d’un salon du livre, une discussion-débat à l’école primaire autour du métier d’écrivain, des ateliers d’écriture in situ et en ligne, une soirée croisant textes littéraires, improvisations musicales et oenologie. Durant cette soirée « Vers et Verres » entrecoupée de lectures et de pauses gustatives, l’auteur a pu faire découvrir aux publics, dans la convivialité, son univers créatif et sa perception de la littérature à partir de la scénographie réalisée dans le musée autour du piano de Robert Schuman et des vins de Moselle. Il s’agissait pour lui de mettre en scène le patrimoine culturel du site (maison des illustres) et du territoire en jouant ainsi avec l’esprit des lieux, en mêlant arts et savoir-faire.
De la même manière, le dispositif de l’atelier d’écriture a permis aux étudiants de l’université de Lorraine et à la population (enfants, adolescents, adultes) de se frotter à la création littéraire en composant un poème à partir d’une définition donnée par Jean Portante (« La frontière est la limite entre deux pays ») à réinventer par le biais des changements lexicaux imaginés par les participants : « La frontière est la goutte entre deux tristesses », « La frontière est un brasier entre deux larmes ». Ces échanges au cœur de la fabrique littéraire faisant alterner écriture et lecture collective, commentaires critiques ont alimenté une pratique créative en dialogue avec autrui, une mise en récit de soi partagée, discutée, retravaillée puis diffusée grâce à la création d’un blog résidentiel.
Ce lieu numérique qui combine divers supports (photographies, presse, créations de l’écrivain, des publics) permet également à Jean Portante de tenir son « journal de bord » qui selon François Bon « doit faire passer l’auteur qui s’y livre de l’expression de soi à l’expérience bien plus âpre du travail d’écrire ». Il s’agit donc pour jean Portante du franchissement virtuel et littéraire d’une nouvelle frontière, comme il l’explique sur Facebook :
« Cela dit, ce journal de bord-ci est un peu spécial. Je m’y écris certes à moi-même, mais je sais de prime abord qu’il n’est pas seulement pour moi. Le pacte est différent, puisqu’il implique dès le départ des lecteurs extérieurs. C’est un peu comme si je vivais dans l’intimité, mais avec des caméras qui montreraient à autrui cette vie-là. J’évolue dans le domaine de l’intime, tout en sachant que je suis épié. C’est excitant, mais en même temps, sous l’emprise de la pudeur, je ne m’écris pas tout. Je veux dire, je ne m’écris pas tout ici. Je scinde en quelque sorte en deux mon intime. Une moitié je l’offre, l’autre je la garde pour moi-même et l’enferme, afin que personne n’y touche, dans mon carnet. Comme si j’écrivais un roman… . »
En somme, un champ d’exploration particulièrement intéressant pour le laboratoire hors les murs qui accompagne cette résidence et qui a pu analyser comment ce dispositif culturel constitue un lieu important d’expérimentation littéraire et de reconnaissance symbolique et professionnelle pour l’écrivain. Le blog d’auteur en tant que matrice interactionnelle et lieu de commentaires réflexifs accompagnant la création apparaît être aussi un outil numérique essentiel qui permet de repenser, au sein de la littérature contemporaine, les nouvelles modalités et espaces de création artistique, ainsi que le rapport aux publics.
Carole Bisenius-Penin, Maître de conférences Littérature contemporaine, CREM, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.