Charles Hadji, Université Grenoble Alpes
Pour le Président de la République, la France n’est pas réformable. Les « rythmes scolaires » n’en sont-ils pas un témoignage ? L’histoire de cette réforme est de nature à nous éclairer sur une des raisons profondes de l’échec de tant de tentatives de réforme, dans le champ éducatif : la difficulté à faire prévaloir l’intérêt des élèves.
L’étrange destin de la réforme Peillon
Pour bien saisir les enjeux du « moment » actuel, (que nous désignerons comme « moment Blanquer » : printemps/été 2017), il faut se remettre dans la perspective du premier moment de la réforme (moment Peillon/Hamon, 2012-2014). L’un des aspects les plus frappants de ce premier grand moment est en effet que l’on soit passé, en quelques mois, d’un consensus quasi unanime, à une contestation quasi généralisée.
Le consensus (sondage Harris Interactive publié le 23 août 2012 : 72 % des Français sont favorables au passage à la semaine de 4,5 jours) pouvait s’expliquer. Des données scientifiques, produites par la chronobiologie, avaient conduit l’Académie de médecine à conclure (« avis » du 15/01/2010) que la semaine de quatre jours était un « contresens biologique pour l’enfant » ! Et on avait pris conscience, sous l’impulsion d’Antoine Prost, de la nécessité de redresser la courbe du raccourcissement sensible et continu de la durée de présence obligatoire en classe dans l’enseignement primaire (de 1894 à 2008, on était passé de 1338 à 840 heures annuelles, et de 223 à 140 jours de classe).
La mise en œuvre de la réforme suscitera pourtant de très importantes résistances. Celles-ci, fondées pour l’essentiel sur des craintes, des rancœurs, et des considérations idéologiques, prenaient parti de réelles difficultés de mise en œuvre pour rejeter en bloc ce dont on saluait peu de temps auparavant le bien-fondé, et la nécessité. Après deux années de fortes turbulences, marquées par des grèves et des manifestations, la réforme survécut tant bien que mal, mais au prix d’importantes concessions (dont le décret Hamon, qui autorise le regroupement des activités périscolaires sur un seul après-midi). Mais le retour au calme, dans une ambiance teintée d’amertume et de désenchantement, n’était que précaire. Le moment Blanquer va venir révéler la fragilité de cette survie.
De la vie et de la mort des réformes
Est-ce le destin de toute réforme éducative que de passer du consensus au rejet ? L’analyse de la tragi-comédie qu’a constitué le moment 2012–2014 peut en tout cas permettre de dégager, comme a contrario, quelques conditions de possibilité d’une réforme éducative.
Tout d’abord, il est important de noter que pratiquement personne n’a remis en cause le bien-fondé du cœur même de la réforme : revenir à une semaine de 4,5 jours pour mieux respecter les rythmes d’apprentissage propres aux élèves. Ce que l’on refuse, ce n’est pas le contenu de la réforme, mais ce qui vient perturber un « ordre » établi, sans gain visible pour la catégorie d’acteurs sociaux à laquelle on appartient. Chacun rêve d’une réforme qui, pour lui, serait à la fois indolore et « gagnante »…
La réforme devra donc vaincre bien des égoïsmes pour imposer la prise en compte de ce qui est (en tout cas : devrait être !) en son cœur : l’intérêt des élèves. Une étude des reproches adressés à la réforme par les différents groupes d’acteurs en cause (Hadji, 2017) nous a permis d’identifier plus spécifiquement six « zones problématiques », où se jouent six défis. On peut considérer que chacun d’entre eux définit une condition de possibilité de la réussite de la réforme.
L’actuel, et second grand « moment », de la réforme, nous semble alors souligner l’importance de deux de ces défis, à savoir : ne jamais perdre de vue ce qui donne son sens à la réforme, et en constitue le cœur, d’une part ; être capable de dépasser ses intérêts égoïstes, d’autre part. En effet, cette nouvelle poussée dans « la fièvre des rythmes » (Le Monde du 7 juillet 2017) est une parfaite illustration de ce qui constitue une constante dans la chaotique histoire des réformes éducatives en France : l’insuffisante prise en compte, par les différents acteurs sociaux, de l’intérêt fondamental des élèves.
La réforme prise au piège des intérêts particuliers (ou : la bande des quatre dans ses œuvres)
Depuis que le décret Blanquer du 27 juin en a donné la possibilité, on constate une progression impressionnante du choix du retour à la semaine de 4 jours (31,8 % des écoles, représentant 28,7 % des écoliers, au 18 juillet 2017). Les acquis de la chronobiologie seraient-ils devenus caducs ? Les connaissances produites sur l’importance du temps scolaire et le nombre de jours d’école, obsolètes ? Certainement pas. Mais les acteurs qui s’investissent dans le débat ont en tête de toutes autres considérations. À savoir, les intérêts immédiats des institutions ou des groupes qu’ils représentent, ou auxquels ils appartiennent.
Le ministre, plongé dans son temps politique, agit en ayant principalement en tête le « coût » et l’intérêt politiques de ses décisions, avec la tentation de défaire ce qu’ont fait ses prédécesseurs, pour bien marquer l’entrée dans les temps nouveaux. Ce qui le conduit à ignorer le vote du Conseil supérieur de l’éducation (rejet le 8 juin, par 35 voix contre 21, du projet de décret autorisant le retour à la semaine de 4 jours). À œuvrer ainsi à la démolition de l’existant sans attendre que l’expérimentation et l’évaluation, dont par ailleurs il vante les mérites, aient eu le temps de produire leurs enseignements. Et à contraindre les écoles et les municipalités à faire des choix dans la précipitation d’une fin d’année scolaire.
Les parents d’élèves privilégient leurs propres soucis. Pour eux, l’école sert, entre autres, à garder leurs enfants pendant qu’ils travaillent. Ils sont donc d’abord attentifs à ce qui les arrange, et ne voient pas d’inconvénient majeur à la perte d’une matinée de classe (où l’efficacité des apprentissages est plus grande), pourvu que des activités soient proposées le mercredi matin pour compenser.
Les enseignants, et leurs syndicats, succombent (comme toujours ?) à la tentation de penser d’abord à leurs conditions de travail. Un enseignant interrogé par Le Monde (du 7 juillet 2017) confesse « qu’avoir son mercredi pour soi, c’est confortable ». Faut-il alors s’étonner que, selon une consultation syndicale conduite en juin, 75 % des professeurs des écoles ayant répondu se déclarent en faveur de la semaine de 4 jours (Le Monde des 25/26 juin 2017) ?
Les maires, enfin, ont d’abord une vision comptable du problème. Dans une période de restriction budgétaire, marquée par la baisse des dotations de l’État, ils privilégient en quelque sorte « naturellement » la recherche du moindre coût. Ce qui les conduit à faire des « choix économiques », « sur le dos des enfants », comme l’exprime la responsable départementale de la FCPE dans l’Aude (Le Midi Libre du 20 juillet 2017).
À qui appartient-il alors de définir l’intérêt des élèves ?
Bien sûr, les intérêts de chaque partie prenante méritent d’être pris en compte. En particulier, on peut comprendre que les enseignants soient soucieux de leurs conditions de travail. Toutes les préoccupations ont leur niveau de légitimité. Mais, si le problème à résoudre est de trouver les rythmes les plus favorables aux apprentissages scolaires, les intérêts particuliers doivent passer au second plan, pour s’effacer devant l’intérêt des élèves qui apprennent.
Ce qui soulève une dernière question : qui peut, en dehors des élèves eux-mêmes, que leur âge ne place pas en situation de dire seuls ce qui est bon pour eux, parler légitimement au nom des élèves ? La réponse nous paraît simple : les scientifiques, pour la description des processus d’ordre chronobiologique ; les pédagogues, pour la recherche de « bonnes pratiques » à mettre en œuvre ; le législateur, pour la détermination des finalités de l’action éducative collective. Puissions-nous être d’abord à l’écoute des voix en provenance de ces trois champs.
Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.