Vincent Carlino, Université de Lorraine
La manifestation du 15 août dernier à Bure (Meuse) aura marqué une nouvelle étape dans la lutte contre le centre de stockage de déchets radioactifs Cigéo.
Le cortège a en effet été émaillé de scènes violentes entre forces de l’ordre et manifestants, ces derniers déplorant plus de trente blessés ; jamais de telles violences n’avaient été observées à Bure. Et le témoignage de Robin, jeune militant dijonnais grièvement blessé au pied par l’explosion d’une grenade assourdissante, donne une idée de l’intensité des affrontements.
Deux jours plus tôt pourtant, les militants s’étaient retrouvés dans un cadre plutôt festif, celui du festival des « Bure’lesques », pour débattre, informer et rencontrer ceux qui entendent s’opposer à Cigéo, qualifié de « poubelle nucléaire ». L’écart entre cet événement et la manifestation du 15 août a de quoi surprendre. Mais il est représentatif du face-à-face qui s’est instauré depuis plus de 20 ans entre des individus farouchement opposés au projet de stockage profond des déchets radioactifs et une industrie déterminée à le faire aboutir.
Une controverse scientifique, politique et sociale
Le stockage des déchets radioactifs constitue un sujet hautement polémique : l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) préfère le stockage géologique profond au stockage en surface de longue durée, couramment appelé « enfouissement ». Les associations et ONG engagées contre l’énergie nucléaire défendent quant à elles un arrêt de la filière de manière à stopper la production de déchets supplémentaires pour mieux gérer ceux qui sont déjà produits.
Sur le plan politique, la loi « Bataille » de 1991 a tranché le débat, définissant le stockage géologique profond comme la solution retenue par l’État français.
Mais la polémique demeure vive et prend aujourd’hui la forme d’une controverse scientifique, politique et sociale. Ainsi, malgré la poursuite d’expérimentations souterraines dans l’actuel laboratoire de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et le démarrage du chantier prévu en 2022, la gestion des déchets radioactifs n’est absolument pas réglée.
L’épreuve du temps
Le débat se resserre désormais sur la fiabilité du centre de stockage, comme le souligne le dernier projet d’avis sur la sûreté de Cigéo en vue de sa construction produit par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Le document pointe notamment des défaillances qui ne permettraient pas au site de parer suffisamment à différentes agressions. En s’affichant ouverte à la « consultation du public », la procédure de l’ASN montre que les modalités de construction de Cigéo nécessitent un dialogue avec les citoyens.
La durée d’exploitation du site ainsi que sa résistance au temps sont également au centre des débats. Car les déchets que devrait abriter Cigéo ont une durée de vie estimée à 100 000 ans, période au cours de laquelle ils devraient progressivement perdre en radioactivité.
Cette échelle de temps semble cependant difficilement concevable et gérable à l’échelle humaine. Comment protéger cette matière radioactive enterrée sous nos pieds des guerres, du terrorisme, des catastrophes naturelles ?
Partisans et opposants de Cigéo sont au moins d’accord sur un point : on ne peut continuer à léguer de tels déchets aux générations futures. Mais les solutions proposées sont radicalement différentes. Les premiers proposent de les enterrer pour ne plus avoir à les gérer par la suite, tandis que les seconds proposent de les stocker en surface et de stopper la production d’énergie nucléaire.
On le voit, c’est bien la question de la mémoire qui se trouve au centre de cette problématique temporelle : mémoire technique des expérimentations et du fonctionnement du centre de stockage, mais également mémoire sociale du débat qui l’a accompagné.
Pour l’heure, les événements des trois dernières années autour de Cigéo alimentent la mémoire immédiate du conflit. On se souviendra à ce titre de la tenue d’un camp autogéré à l’été 2015 avec l’arrivée de nombreux activistes déterminés à occuper le terrain.
Sur le terrain de la violence
Face au sentiment d’échec de la contestation de Cigéo exprimée dans des espaces démocratiques – à l’image du débat public de 2013 organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP) –, les opposants tiennent des discours de plus en plus radicaux à l’égard du projet. Les valeurs libertaires ou anticapitalistes sont également davantage affichées et revendiquées. Et bien qu’elle s’appuie toujours sur des arguments éthiques et scientifiques, l’opposition s’incarne désormais à travers d’autres actions telles que l’occupation du bois Lejuc (dans lequel doivent se construire des cheminées d’aération de Cigéo). Cette occupation a permis de mettre en lumière dans les médias les travaux de défrichage du bois par l’Andra que la cour d’appel de Nancy a jugé illégaux.
Ces actions proches de celles des ZAD, ces « zones à défendre » occupées par des écologistes qui entendent affirmer leurs droits comme à Notre-Dame-des-Landes, offrent de nouvelles victoires aux opposants. Elles musclent toutefois le rapport de force avec les partisans du projet qui ne se joue plus seulement dans des arènes institutionnelles de débat.
Ces actions sur le terrain induisent un certain rapport à la violence. On se rappelle ainsi d’une vidéo ayant circulé sur les réseaux sociaux dans laquelle un employé de l’Andra déversait ce qui s’apparentait à de l’essence sur des opposants aux travaux de défrichement du bois Lejuc. Plus tard, des individus tentaient de mettre feu à l’hôtel-restaurant situé en face du laboratoire en signe de résistance. La diversité des activistes qui regroupe des écologistes, anarchistes, black blocs, etc. brouille l’identification des auteurs de violences.
Impossible compromis
La tension du rapport de force entre l’Andra et ses opposants exacerbe les désaccords entre les deux camps. Ceux-ci se livrent une guerre de communication où l’interprétation de faits dits « violents » occupe une place centrale. Suite à la manifestation du 15 août, la Préfecture de la Meuse, l’Andra, et les opposants ont produit des communiqués pour dénoncer les violences commises. Plutôt que juger la nature de ces actes, il paraît plus opportun de rechercher les effets politiques visés.
Comme le souligne la spécialiste de la violence politique Isabelle Sommier, celle-ci donne lieu à « système d’accusations croisées pour légitimer sa propre violence, forcément réactive à celle de l’adversaire ». Ainsi, les manifestants présentent leurs actes comme une riposte à l’implantation de Cigéo sur le territoire qu’ils jugent tout aussi violente sur le plan symbolique. Les forces de l’ordre quant à elles justifient l’utilisation de canons à eau et de grenades assourdissantes comme moyens de défense contre les jets de pierre et des cocktails Molotov.
L’escalade de violence rapide qui se donne à voir autour du stockage de déchets nucléaires à Bure ne doit pas masquer les débats de fond passés et à venir. En tant qu’observateurs de ces événements, il appartient à chacun de ne pas les réduire à leur violence apparente mais de comprendre les effets politiques visés, à savoir le maintien du projet tel qu’il existe aujourd’hui ou son abandon.
Cette situation extrêmement tendue et polarisée entre les partisans de la poursuite ou de l’abandon du projet montre que Cigéo est loin de se réduire à une controverse scientifique et peut provoquer un mouvement social. Alors que l’obtention d’un consensus semble compromise, on ne peut que s’inquiéter de l’escalade de violence autour de ce projet qui fait l’objet de réserves étayées au sein même de la filière nucléaire française.
Vincent Carlino, Doctorant en sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.