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La France submergée par le narcotrafic (2/3)

Ce mardi 14 mai 2024, Jérôme Durain, Président, et Étienne Blanc, rapporteur, ont présenté à la presse les conclusions du rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier. Édifiant !

Drogues, de plus en plus de consommateurs (UnlimPhotos)
Drogues, de plus en plus de consommateurs (UnlimPhotos)

L’Uberisation du trafic

Les narcotrafiquants se caractérisent également par une inventivité et une agilité peu communes, une capacité à s’adapter à la répression, à diversifier leurs modes d’action. Ils peuvent d’autant mieux le faire que la rentabilité colossale du trafic leur permet d’assumer des pertes importantes. En somme, ce sont des ultracapitalistes délivrés de la contrainte réglementaire.

Un blanchiment tentaculaire : cash, hawala et réseaux de la mafia chinoise

L’infinie variété des méthodes utilisées n’est nulle part aussi apparente que dans le blanchiment des revenus du narcotrafic. La commission d’enquête du Sénat s’est trouvée en présence d’un vaste éventail de procédés parmi lesquels on distingue :

  • une réutilisation directe des fonds criminels, sans même passer par l’étape « blanchiment », avec la réinjection immédiate des espèces (contre commission et avec une décote) dans des secteurs où se pratique le travail dissimulé ;
  • un blanchiment dit de proximité dans des commerces locaux (onglerie, kebab, coiffeur…), souvent au nom d’un proche ;
  • une forme traditionnelle de transfert de fonds appelée hawala, qui permet d’éviter le circuit bancaire, et qui peut atteindre un haut degré de complexité ;
  • un blanchiment financier internationalisé, utilisant tous les procédés classiques de la fraude, appuyé sur des intermédiaires peu scrupuleux basés dans des paradis fiscaux.

Ces procédés, dont la liste n’est pas exhaustive, facilitent l’extraction très rapide des liquidités issues du narcotrafic, souvent à l’étranger, où elles deviennent très difficilement traçables. Dans ce domaine comme dans d’autres, les trafiquants savent se rendre insaisissables : ce sont ainsi des centaines de millions d’euros – 3,5 milliards d’euros au minimum, a déclaré le ministre de l’Economie et des finances lors de son audition du 26 mars 2024 – qui sont générés chaque année par le narcotrafic et échappent aux autorités.
La commission d’enquête a toutefois constaté que l’existence d’un lien sur le sol européen entre narcotrafic et terrorisme (lien allégué par deux membres du Gouvernement au cours de leur audition, avec l’idée que le premier finançait le second), n’était pas documentée. Elle s’étonne de cette imprécision sur un sujet pourtant tout aussi majeur que sensible.

La France dans le piège du narcotrafic

L’extension du trafic de stupéfiants ne résulte pas de la seule action de mafias étrangères ; elle est aujourd’hui le fait de groupes français structurés et dangereux qui agissent sans aucune limite financière, territoriale ou dans l’exercice de la violence.

L’intégralité du territoire national concerné

C’est un des enseignements majeurs de la commission d’enquête : le narcotrafic a gagné les villes moyennes – voire petites – et les zones rurales. Certains territoires se trouvent, dans le même temps, submergés par une arrivée récente et massive de cocaïne, en particulier le port du Havre et les outre-mer (Guyane et Antilles).

Des zones rurales et des villes moyennes désormais touchées par le narcotrafic et ses violences

Les points de deal classiques ont vu naître, au cours des dernières années, des centres d’appels permettant la livraison des stupéfiants au domicile des clients, qu’ils soient urbains ou ruraux. Si la campagne connaissait bien la tournée du livreur de lait ou de pain, elle connaît aujourd’hui la tournée du dealer.
L’intensification du trafic dans les zones rurales et les villes moyennes s’accompagne d’une flambée de violence particulièrement spectaculaire et inquiétante faisant parfois vivre aux citoyens de véritables scènes de guerre.
La commission s’alarme également de l’émergence, encore embryonnaire mais non moins inquiétante, de la corruption des agents publics et privés. La situation est encore loin du phénomène corruptif observé dans certains pays d’Europe ou d’Amérique du Sud ; pour autant, il est certain que les organisations criminelles usent de la corruption pour arriver à leurs fins. Le phénomène corruptif est actuellement sous-estimé, mais les acteurs de terrain entendus par la commission ont tous tiré la sonnette d’alarme sur ce risque existentiel dont l’actualité se fait régulièrement l’écho.

Les outre-mer particulièrement exposés

La position stratégique des outre-mer français, proches de l’Amérique latine, en fait des zones de « rebond », utilisées par les trafiquants comme autant de portes vers l’Europe. Les territoires ultramarins français (Antilles et Guyane notamment) sont ainsi des lieux stratégiques de transit, de négoce et de stockage pour le cannabis et la cocaïne.
Leur espace maritime permet de transporter de grandes quantités de cocaïne à bord de conteneurs ou de bateaux de plaisance vers l’Europe. Le vecteur aérien est également utilisé pour le transport de cocaïne vers la France, essentiellement par l’intermédiaire de passeurs également appelés les « mules ».
Le narcotrafic en outre-mer a des conséquences désastreuses sur la vie des habitants et sur le niveau global de sécurité dans ces territoires. Les trafiquants de drogue exploitent la misère d’une partie de la population de ces territoires, en particulier les « mules ». La présence des narcotrafiquants sur ces territoires implique également une délinquance connexe marquée par une violence exacerbée et des trafics d’armes.

L’ubérisation du trafic

Les stratégies d’action des narcotrafiquants s’adaptent à la réponse pénale. Tous les interlocuteurs de la commission d’enquête se sont accordés sur un point majeur : l’action des réseaux évolue à grande vitesse pour tenir compte de celle des services répressifs – police, gendarmerie et magistrats – et cette adaptation prend des visages sans cesse renouvelés (recours à des mineurs ou à des personnes en situation irrégulière pour vendre les stupéfiants, limitation de la quantité de stupéfiants et d’argent liquide sur les points de deal pour rendre plus complexe la démonstration de l’ampleur du trafic, etc.).
L’ubérisation du trafic de stupéfiants est également synonyme de concurrence accrue et parfois de baisse des prix (phénomène qui peut se retrouver dans certains territoires saturés par les trafics de stupéfiants : la ville de Marseille ou le département de la Seine-Saint-Denis, notamment). Les trafiquants ont donc recours à des méthodes de vente particulièrement agressives pour garder ou gagner des parts de marché.
L’ubérisation du narcotrafic rejaillit sur les relations entre trafiquants, marquées par des alliances criminelles soudaines, ponctuelles et opportunistes dans le but de maximiser les profits ou de rentabiliser les « investissements ». Il s’illustre, de même, par l’émergence d’un taylorisme à l’échelle nationale et internationale, avec une spécialisation des tâches et la mise en place d’un marché parallèle de l’emploi : les trafiquants ont recours à des transporteurs internationaux, ils recrutent des vendeurs et guetteurs (via les réseaux sociaux) venus de la France entière et ils embauchent des équipes de tueurs, françaises (parfois très jeunes) ou étrangères, pour leurs règlements de comptes.

La flambée des violences liées au trafic de drogue : « narchomicides », règlements de comptes et « jambisation »

La commission d’enquête a constaté, tout au long de ses travaux, que la violence des réseaux de narcotrafic était sans limite, sans conscience et sans échappatoire pour ceux qui en sont la cible.
La cheffe de l’Ofast, Stéphanie Cherbonnier, estime que « le niveau très élevé de la menace a trait à l’augmentation très significative, en France, des violences criminelles liées au trafic de stupéfiants, sous l’effet des rivalités de territoires et de la concurrence entre organisations criminelles » ; l’Office central de lutte contre la criminalité organisée (OCLCO) estime, de manière convergente, « qu’entre 80 à 90 % du nombre total des règlements de comptes, des meurtres et des tentatives de meurtre entre délinquants s’expliquent par des différends liés au trafic de stupéfiants ».
L’intensité de la violence utilisée par les narcotrafiquants s’illustre également, la commission l’a découvert lors des auditions et déplacements, par le recours au procédé dit de la « jambisation ». [Cette technique, apparue il y a quelques années, consiste à faire usage d’une arme en tirant dans les jambes de la victime, généralement sur le genou ou légèrement en dessous.]

Des scènes de guerre

La violence débridée utilisée par les narcotrafiquants ne touche plus seulement les chefs de ces réseaux criminels. Elle vise aussi les délinquants de moyenne envergure, ceux qui sont accusés de « gêner » l’activité criminelle ou ceux qui dénoncent les méfaits des trafiquants, mais aussi des « petites mains ».
Cette violence extrême, qui prend souvent place dans l’espace public, rejaillit nécessairement sur les populations locales qui connaissent une vie quotidienne insoutenable débouchant parfois sur l’assassinat de victimes collatérales. Les scènes de guerre vécues par certains habitants contribuent à ce qu’il est possible d’appeler un « narcoterrorisme » car elles installent un climat de peur et d’insécurité constant pour l’ensemble des habitants, mais aussi des personnes amenées à intervenir pour des raisons professionnelles dans ces quartiers. C’est dans cette ambiance d’ultraviolence que les narcotrafiquants arrivent à prendre le pouvoir dans certains immeubles, quartiers ou territoires.

Des narcotrafiquants spécialisés, de plus en plus jeunes et pour qui la prison fait partie des « risques du métier »

À l’instar des autres réseaux criminels, les trafiquants de stupéfiants utilisent aussi très largement les mineurs pour la conduite de leurs activités. Ces derniers sont de plus en plus jeunes et nombreux sur les points de deal, en particulier des mineurs non accompagnés ou les mineurs français originaires d’autres territoires. La présence de jeunes adultes en situation irrégulière, vulnérables, est également un phénomène émergent et préoccupant.

La prison, un « accident du travail » pour les trafiquants

La commission exprime une vive inquiétude face à un autre constat : l’incarcération des trafiquants de stupéfiants ne suffit plus, pour certains d’entre eux, à mettre un terme à leur activité délinquante. Le passage en prison est devenu un « risque du métier » intégré mais temporaire qui ne nuira que très peu à leur carrière criminelle. Certains condamnés continuent à gérer leurs trafics de stupéfiants depuis leur cellule ou, pire encore, commanditent des violences ou des assassinats à l’égard de leurs rivaux ou d’autres « ennemis ».

Prochain article : La difficile lutte contre le narcotrafic

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