Grand Prix au Festival de Cannes, le film de Jonathan Glazer démontre par l’exemple « la banalité du mal », le quotidien tranquille et insouciant d’une famille nazie juste à côté du camp d’Auschwitz.
« C’est paradisiaque ! », s’exclame la mère de la maîtresse des lieux. Très fière, celle-ci fait faire la visite du jardin multicolore, du potager bien entretenu, de la vaste maison qu’occupe sa famille, un privilège dû au rang de son mari, une résidence privée, sise dans « La zone d’intérêt », titre du film de Jonathan Glazer (sortie le 31 janvier). Certes, le bien immobilier présente quelques désagréments, tels ces barbelés qui surplombent le mur au fond du jardin, ce mirador dressé derrière, et un peu plus loin encore, cette grande cheminée rougie crachant des fumées dans le ciel… Mais finalement, cela ne gêne guère la tranquillité et l’insouciance des habitants de ce côté-ci.
Adaptation du roman de Marin Amis, Grand Prix au Festival de Cannes et présenté ensuite au Festival de Deauville, « La zone d’intérêt » est ainsi « un film tiré d’un roman anglais joué en langue allemande et tourné en Pologne », tout près du camp d’Auschwitz. Car c’est là qu’il se déroule, dans et autour de la confortable demeure de la famille de Rudolf Höss (incarné par Christian Friedel), le commandant du camp d’Auschwitz, une maison dirigée par son épouse Hedwig, interprétée par Sandra Hüller (qui joue aussi la femme accusée dans « Anatomie d’une chute », la Palme d’Or de Justine Triet).
C’est donc la vie quotidienne d’une famille nazie, juste à côté d’un camp d’extermination, que filme Jonathan Glazer (« Under the skin », « Sexy Beast », « Birth ») y compris parfois avec des caméras de surveillance, des caméras cachées. Les hivers sont froids en Pologne, mais ici, mais on a le chauffage, une salle de bains, un personnel polonais ; l’herbe est bien verte dans ce jardin où des cendres venues « d’à-côté » sont utilisées comme engrais, les enfants profitent de la piscine, ces dames papotent au salon avec une tasse de thé, et font leur choix dans un sac de vêtements qu’on leur dépose. Hedwig, « la reine d’Auschwitz », s’arroge alors un beau manteau de fourrure.
Ce qu’on ne veut pas voir
Pendant ce temps, dans les bureaux, des ingénieurs présentent les plans d’une machine à extermination, on évoque le brevet d’un crématorium circulaire. Mais aussi puissant soit-il, le commandant n’est qu’un simple cadre supérieur, bénéficiant d’avantages certes, mais un dirigeant déplaçable au bon gré de son chef, bientôt muté contre son gré. La famille Höss devrait alors quitter son « paradis », ce qui contrarie beaucoup madame, qui veut conserver sa maison, son confort, son jardin… que sa propre mère a préféré quitter discrètement, perturbée certainement par le grondement nocturne voisin, ces chiens qui aboient, les passages de patrouilles…
Et surtout par ce qu’on ne voit pas ou ne veut pas voir. Tel le commandant, un bandeau sur les yeux avant de découvrir son cadeau d’anniversaire (un canoé). « Les Juifs sont de l’autre côté du mur », précise Hedwig, et durant tout le film on reste donc de ce côté-ci, ne voyant rien de l’intérieur du camp, de l’horreur, du « génocide mécanisé », de l’atrocité, de « la solution finale »…
Jonathan Glazer démontre « la banalité du mal » par l’exemple, l’indifférence des voisins à ce qui se déroule au fond de leur jardin. Si l’expression « zone d‘intérêt » définissait un périmètre interdit, cette « Zone d‘intérêt » cinématographique ne peut que susciter un malaise, perturbant, glaçant, clinique, bouleversant jusqu’au final, de nos jours, où des équipes de ménage font leur travail quotidien dans le « musée » d’Auschwitz.
Patrick TARDIT
« La zone d‘intérêt », un film de Jonathan Glazer (sortie le 31 janvier).