Christian-Georges Schwentzel, Université de Lorraine
Dans la salle des Caryatides, au Musée du Louvre, le regard du visiteur est immanquablement attiré par un corps de marbre, nu et parfaitement lisse, étendu sur un matelas capitonné, lui aussi de marbre.
Cette captivante statue antique, copie romaine d’un original grec remontant au IIe siècle av. J.-C. et découverte à Rome en 1608, fut l’une des principales attractions de la collection du Cardinal Scipione Borghèse qui, soucieux d’installer confortablement son bel objet, fit ajouter le matelas, réalisé par le Bernin. L’œuvre fut ensuite achetée par Napoléon qui l’exposa dans le musée parisien.
En s’approchant, on distingue de longs cheveux remontés en chignon au-dessus de la nuque, un visage délicat, une taille svelte et de larges hanches. La belle personne a les yeux fermés. Mais son sommeil ne paraît pas très profond, comme en témoigne son pied gauche relevé. Elle paraît s’être assoupie, peut-être en attendant l’arrivée d’un amant, ou d’une amante ? Le fort érotisme qui se dégage de l’œuvre nous plonge dans un monde de fantasmes où divers scénarios amoureux se bousculent.
Dans un second temps, quand nous faisons le tour du matelas et nous penchons vers les cuisses charnues, nous apercevons un petit pénis lui aussi au repos. C’est alors que nous comprenons que nous nous trouvons en présence d’une sorte d’œuvre théâtrale qui se découvre en deux actes. Le sculpteur a délibérément créé un effet de surprise.
Belles fesses et cheveux longs
Nous avons sous les yeux l’enfant que la déesse Aphrodite eut du dieu Hermès : Hermaphrodite. Un nom double pour mieux souligner l’étonnante dualité du personnage. S’agit-il d’une fille ou d’un garçon ? Hermaphrodite est à la fois l’un et l’autre : un garçon pourvu de seins et de larges hanches, comme sa mère, autant qu’une jeune fille dotée d’un pénis, comme son père.
Mais c’est d’abord son postérieur que l’enfant d’Aphrodite et Hermès offre au spectateur par sa pose alanguie. De ce point de vue, beaucoup de Grecs et de Romains ne voyaient guère de différence entre des fesses féminines ou masculines. C’est ce qu’écrit très explicitement le poète latin Horace (65-8 av. J.-C.) qui évoque son désir érotique, que ce soit « pour une jolie fille (puella) ou pour un jeune garçon (puer) bien fait, habile à nouer en arrière ses longs cheveux » (Épodes XI, 27-28).
L’abondante chevelure de l’amant ou de l’amante contribue elle aussi à cette indifférenciation. Celui ou celle qu’aime le poète se caractérise par sa jeunesse et se résume, physiquement, à une paire de fesses et à une forte implantation capillaire. L’historienne Eva Cantarella écrit :
« Pour Horace, le sexe de l’objet d’amour n’a absolument aucune importance, comme ce fut le cas pour des millions d’autres hommes ayant vécu à Rome ou dans le monde romain pendant de nombreux siècles. »
Nul doute que le poète aurait beaucoup apprécié l’Hermaphrodite aujourd’hui au Louvre que, d’ailleurs, il connaissait peut-être. La sculpture manifeste très clairement cette dimension érotique qui permet à l’amant de réunir en une seule et même personne, et indistinctement, la jolie fille et le beau garçon évoqués par Horace.
La beauté nue qui enflamme le désir
Ovide (43 av. J.-C. – 17 apr. J.-C.), autre poète latin, contemporain d’Horace, nous raconte l’histoire du fils d’Aphrodite et d’Hermès (Métamorphoses IV, 285-388).
Sa mère ne s’occupant pas vraiment de lui, il est élevé par des nymphes, en Asie Mineure. A l’âge de quinze ans, il décide de partir à la découverte du monde. Un jour, il parvient au bord d’un lac où vit une nymphe nommée Salmacis.
Aussitôt séduite par le beau jeune homme, elle s’offre à lui, mais il la repousse. Il ignore ce qu’est l’amour et se met à rougir. Une rougeur sur ses joues blanchâtres qui le rend encore plus désirable, écrit le poète. On remarque au passage que, du point de vue des codes de la virilité gréco-romaine, Hermaphrodite n’est pas un homme accompli. Sa blancheur et sa gêne face aux avances de la nymphe sont censées souligner sa féminité. Ovide suggère que, dès le départ, son sexe est ambigu.
De son côté, Salmacis inverse les rôles. C’est elle qui prend l’initiative, comme un homme, suivant les normes du moment. S’il a déjà une fiancée, lui dit-elle, qu’il ne lui accorde qu’un plaisir furtif. Personne n’en saura rien. Elle insiste. Mais il refuse encore et encore. Alors, elle fait mine de s’éloigner et se cache dans un épais fourré d’où elle épie le beau garçon.
Hermaphrodite se croyant enfin seul et débarrassé de l’importune a bien envie de se rafraîchir. Il se déshabille pour se baigner dans le lac. Alors, écrit Ovide : « Sa beauté mise à nu enflamme Salmacis de désir. ».
Hermaphrodite pénètre dans l’eau fraîche. Aussitôt Salmacis se déshabille et plonge à son tour. Elle l’attrape de toutes ses forces. Il se débat. Mais « c’est en vain qu’il lutte et cherche à lui échapper ». Elle l’enlace « comme fait un serpent », évident symbole phallique, traduisant à nouveau une inversion des rôles suivant l’imaginaire antique.
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Mais que fait Salmacis au juste ? Elle maintient Hermaphrodite. Et après ? Le viol d’un garçon par une fille pose évidemment un problème purement technique : comment parvient-elle à s’unir à lui, s’il n’est pas excité ? Ovide nous dit seulement qu’elle le retient de toutes ses forces, afin que jamais il ne se sépare d’elle. Puis, elle implore les dieux que cette étreinte soit éternelle : « O dieux, exaucez-moi. Faites que jamais ne vienne le jour qui nous éloignerait, lui de moi ou moi de lui ».
Ainsi soit-il ! La nymphe et son amant fusionnent pour toujours en un être doté des deux sexes. Soudés pour l’éternité ! On le voit, l’histoire d’Hermaphrodite traduit beaucoup plus qu’un simple désir sexuel. C’est également le rêve d’une union sans fin.
Présages funestes et infanticide
Aux temps les plus anciens, les Grecs considéraient les enfants dotés à leur naissance de deux sexes comme des monstres abominables, car ils brouillaient par leur existence même la stricte différenciation sociale entre hommes et femmes. On voyait en eux des présages funestes envoyés par les dieux à la communauté civique. C’est pourquoi des lois demandaient aux parents de rejeter leurs enfants considérés comme anormaux. C’était une forme d’eugénisme impitoyable, connu à Sparte, mais aussi à Athènes. Ces enfants étaient abandonnés dans la nature.
Cela évitait de les tuer directement, car on croyait que les défunts prématurés pouvaient revenir tourmenter les vivants. L’abandon présentait l’avantage de pouvoir se débarrasser d’eux sans avoir à en assumer les conséquences. La responsabilité de leur décès en revenait finalement aux dieux qui ne les avaient pas secourus !
Cette conception était partagée par les Romains qui plaçaient les enfants intersexes dans des caisses qu’ils jetaient à la mer, car il fallait qu’ils meurent aussi loin que possible du territoire civique. Leur noyade était censée écarter tout risque de souillure pour la cité.
Retrouver l’unité originelle
Cette vision très négative disparut en Grèce, sous l’effet des réflexions des philosophes. Ainsi, Platon composa, au IVe siècle av. J.-C., son célèbre traité sur l’amour intitulé Le Banquet. L’œuvre se présente sous la forme d’un dialogue entre les convives d’une soirée mondaine. Après le repas, comme il était de coutume, l’un des invités choisit le thème du banquet. Ce soir-là, ce sera : Eros et la passion amoureuse. Chacun des convives prendra successivement la parole pour prononcer un petit discours sur le sujet retenu.
Quand arrive son tour, le poète Aristophane explique que, lorsque les êtres humains ont été créés par les dieux, ils avaient quatre jambes, quatre bras et une tête unique dotée de deux visages. Ils possédaient aussi deux organes sexuels. Ces êtres doubles appartenaient à trois catégories : ceux pourvus de deux sexes masculins, ceux possédant deux sexes féminins et ceux disposant de l’un et de l’autre sexe.
Ces humains originels étaient fort agiles. Ils essayèrent d’escalader l’Olympe pour y prendre la place des dieux. Folie ! Il fallait les punir sévèrement, se dirent les dieux, sans toutefois les anéantir, car ils avaient besoin des humains vivant sur terre pour leur adresser des offrandes et leur rendre un culte.
A l’issue d’une réunion de crise, Zeus, roi des dieux, décide donc de couper les humains en deux, afin de les affaiblir. Depuis, ils n’ont plus que deux jambes, deux bras, un seul visage et un sexe unique.
La théorie d’Aristophane explique les différents types d’amours et ce que nous appelons aujourd’hui les « orientations sexuelles ». Nous rêvons tous de retrouver l’unité primitive de notre être. C’est pourquoi nous cherchons inlassablement notre moitié perdue, qu’elle soit féminine ou masculine. La rencontre de notre bien-aimée ou aimé nous procure une immense sensation de bonheur, car l’amour nous permet de remédier à la déchirure dont nous sommes issus et de renouer avec notre perfection originelle.
Chistian-Georges Schwentzel a écrit « Le Nombril d’Aphrodite, une histoire érotique de l’Antiquité », aux éditions Payot, 2019.
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.