Laurent López, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
Le 21 décembre dernier, un projet de loi relatif à l’évolution de la légitime défense des policiers était présenté au Conseil des ministres par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur. Ce texte a été adopté par le Sénat le 24 janvier. Il sera soumis à l’Assemblée nationale à partir du 7 février pour son adoption définitive.
Les nouvelles dispositions prévoient notamment d’accorder aux policiers les mêmes droits en matière d’usage de leurs armes que les gendarmes, ce qui les fera sortir du régime commun – la légitime défense, et seulement la légitime défense – qui jusqu’alors y présidait. Ainsi, le Code pénal n’accordait jusqu’ici aux policiers le droit de faire usage de leurs armes – létales ou non – qu’en cas de légitime défense. La riposte, pour reprendre les termes de la loi, doit être « immédiate, proportionnée, nécessaire et proportionnée à la menace ». L’usage de l’arme dans la rue est, en somme, à l’image de ce que doit être, depuis la Révolution française, l’usage de la « dure loi » au sein des tribunaux.
L’usage des armes est en effet plus libéral pour la gendarmerie nationale, quoique pas moins encadré. Il est important d’avoir à l’esprit que cette institution, créée durant l’hiver 1791, est à l’origine et aujourd’hui encore, une partie de l’armée. Son équipement en armes s’inscrit dans cet univers martial, parfois guerrier.
Rappelons, ensuite, que la première définition de ce cadre d’emploi remonte à la fin du XVIIIe siècle, avec la loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798). Celle-ci prévoit que les gendarmes ne pourront déployer la force des armes que dans les deux cas suivant : le premier, si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux-mêmes ; le second, s’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, les postes ou personnes qui leur sont confiés, ou enfin si « la résistance est telle qu’elle ne puisse être vaincue autrement que par le développement de la force armée ».
Grosso modo, ce cadre est resté le même depuis plus de deux siècles, permettant à la gendarmerie nationale d’affirmer une polyvalence à l’épreuve des périodes les plus troublées comme des moments les plus apaisés de notre histoire.
L’armement médiocre, un thème récurrent
Par une étrange coïncidence, en 1911, un 21 décembre aussi, la « bande à Bonnot » débutait sa carrière médiatique par une attaque à main armée à Paris, à l’aide d’une automobile. Plus que l’épisode, ce sont les réactions qui intéressent puisqu’immédiatement l’attaque fit polémique. Pour L’Humanité, ce qui a permis le crime est la distraction des agents, occupés par le gouvernement au maintien de l’ordre pendant des grèves ouvrières au détriment de la sécurité publique des honnêtes citoyens. L’Excelsior en appelle à l’armement général de la population pour ainsi pouvoir répliquer aux agissements des bandits. Quelques semaines plus tard, c’est de la dotation des policiers en revolvers dont il sera question.
On relèvera que les suites législatives des agressions commises à Viry-Châtillon à l’automne dernier contre des policiers dépassent de loin les revendications formulées peu après dans ce qui fut une sorte de « Nuit debout » de leurs collègues. Comme après l’affaire Bonnot, avec, par exemple, la création de la Brigade criminelle ou la hausse conséquente des moyens alloués aux brigades de police mobile, on constate que des demandes anciennes trouvent à l’occasion de faits divers marquants un contexte permettant leur accomplissement.
Tâches indues, déficit de l’armement et des équipements sont des thèmes qui furent au cœur des manifestations policières de l’automne dernier, au cœur de ce « malaise » dont il faudrait aussi écrire l’histoire tant ce terme est diversement utilisé pour caractériser l’état d’esprit des forces de l’ordre lorsqu’un problème surgit dans l’espace public. En effet, à en croire les commentateurs ou des policiers eux-mêmes, on oserait avancer que ce malaise est un des aspects de la condition policière.
Depuis des décennies – et même des siècles puisque c’était déjà le cas aux XIXe et XXe siècles et, désormais, au XXIe –, les éléments matériels sont décriés, et parmi la dénonciation de traitements indigents, de pensions insuffisantes, d’horaires insupportables, d’effectifs étiques, de locaux toujours plus insalubres, le thème d’un armement médiocre ou au mieux inadapté constitue un sujet récurrent.
« Des carabines pour tuer les fauves »
En 1910, l’Écho de la Gendarmerie nationale, journal corporatif, reproduit une lettre anonyme d’un officier servant en Corse. Le militaire exprime des propositions originales. Pour mieux se camoufler dans le maquis corse, il préconise la substitution du « costume du paysan corse » à l’uniforme trop visible, donc facile à viser. S’adapter à l’environnement, mais réagir également à une violence spécifique à l’île, comme le prétend ce gendarme, puisqu’il suggère ensuite le remplacement de la carabine réglementaire par un fusil de chasse à canon rayé, avec des munitions à balle ou chevrotines, ainsi que la dotation en pistolets automatiques Mauser et en couteaux-baïonnette…
Deux ans après, pour faire face à une « bande à Bonnot » qui commettrait une violence inédite, certains réclament des « carabines pour tuer les fauves » afin de faire face à ce qui serait une menace criminelle sans égale et une violence inédite. La Société Générale envisage même, un temps, d’armer ses guichetiers de Winchester, arme destinée à tuer les bisons…
Les débats récents sur la question de la légitime défense des forces de l’ordre ne sont pas nouveaux, comme on le constate avec ces exemples. Ils ressurgissent malheureusement toujours dans des situations d’émotions, peu propices à l’analyse et à la tempérance. Car le métier de police (qui inclut donc la gendarmerie) est de ceux – comme celui de l’enseignement – qui paraissent condamnés à des opinions outrancières et antagonistes, au gré d’arguments produits par l’émotion d’un fait divers dont un représentant de la force publique est la victime ou l’auteur, ou d’élections politiques et scrutins professionnels.
Des professions comme les autres
Dans le contexte d’une coexistence, depuis le 3 août 2009, de la gendarmerie et de la police au sein d’un même ministère de l’Intérieur, cette question revêt également enjeux corporatifs et symboliques forts. Sans parler d’une « guerre des polices » qui n’existe pas plus aujourd’hui qu’hier, cette expression commode est d’autant plus employée qu’elle ne trouve que de rares illustrations dans les archives, incidents ponctuels qu’on monte alors abusivement en généralité.
L’écho des débats actuels met malheureusement en lumière l’absence de discussions approfondies et suivies relatives à la force publique, à sa nature, ses moyens, ses missions. Or, l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirmait que « la garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique ».
Plus largement, alors que les enjeux étudiés sont centraux, les questions de police demeurent marginales dans le monde universitaire français, malgré des progrès indéniables depuis deux décennies, comme le manifeste cette dernière publication. Au-delà d’une portée strictement corporative, ce contexte interroge la relation de la nation à l’État et les missions fondamentales qui lui échoient. Il est sans doute emblématique que cette dimension pourtant essentielle soit à peu près absente de la campagne présidentielle en cours.
À contre-courant de ce qui est largement affirmé, il serait peut-être précisément salvateur que les métiers de policier et de gendarme deviennent des professions comme les autres, en considérant leurs spécificités sous des angles fonctionnels, dénués de toute polémique.
Laurent López, Docteur en Histoire, chercheur associé au CESDIP et au Centre d’Histoire du XIXe siècle (Université Paris-Sorbonne), Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.