Le lobbying des fédérations professionnelles à Bruxelles : fabriquer du doute
Olivier Arifon, Université Libre de Bruxelles
L’espace public européen existe-t-il ? Si, tous les jours, nous avons les preuves de son inexistence pour les peuples et les pays, il existe bien un espace européen, non public, qui débat des questions concernant les Européens. C’est l’espace élaboré par le dialogue entre entreprises, plus largement fédérations professionnelles et membres de la Commission, plus largement les Institutions.
La construction politique de l’Europe s’est faite sur des accords entre gouvernements, sur un modèle de démocratie indirecte. Dans les années 80 et 90, la construction économique a repris la même démarche : les fédérations professionnelles se sont organisées pour influencer les politiques et ainsi créer un espace à leur avantage. Une fois ce contexte posé, quels sont les défis que posent le rôle et le lobbying des fédérations européennes dans la communication et la compréhension du projet européen.
Le lobbying à Bruxelles
À Bruxelles, selon le Parlement européen, le lobbying est une activité dont « l’action est essentiellement comprise comme un « effort concerté d’influer la formulation des politiques et le processus décisionnel, en vue d’obtenir des autorités gouvernementales ou des représentants élus un résultat spécifique. » Le lobbying s’inscrit donc dans le cadre plus large de la « représentation d’intérêts », mais se limite aux aspects législatifs et exécutifs de celle-ci. » plus loin, le même texte détaille les types d’activités possibles :
• les contacts avec des Membres ou leurs assistants, des fonctionnaires ou autres agents, des institutions de l’Union,
• la préparation, la diffusion et la communication de lettres, de matériel d’information, de documents de discussion et de prises de position,
• l’organisation d’événements, de réunions, d’activités promotionnelles, de conférences ou d’événements sociaux, dès lors que des invitations ont été envoyées à des Membres ou à leurs assistants, à des fonctionnaires ou autres agents des institutions de l’Union, ainsi que,
• les contributions volontaires et la participation à des consultations ou à des auditions formelles sur des actes législatifs ou d’autres projets d’actes juridiques de l’Union ou à d’autres consultations ouvertes.
À Bruxelles, le lobbying est globalement accepté. Il centre son action et sa légitimité sur l’apport d’information aux fonctionnaires et aux politiques, deux populations qui reconnaissent devoir s’informer. Derrière ce modèle « parfait », parfois nommé « check and balance » lorsque la séparation des pouvoirs contribue à un équilibre, la réalité est plus complexe. En effet, les moyens, actions et qualité de l’information peuvent varier selon les acteurs et leurs éthiques.
Un processus d’influence codifié
Les fédérations professionnelles sont des organisations qui regroupent les adhérents d’un même secteur industriel ou économique, afin d’en défendre les intérêts, plus largement d’en coordonner les actions à l’échelle européenne. Présentes dès le début du processus européen, elles se caractérisent par une culture similaire à celle des fonctionnaires de la Commission et des politiques, un fort niveau d’organisation et des ressources provenant des cotisations de ses membres.
Pour délimiter l’importance de ces fédérations dans les processus d’influence à Bruxelles, nous prenons comme référence le registre de transparence européen. Si nombre de travaux académiques et la presse généraliste indiquent 15 à 20 000, voir 30 000 lobbyistes présents à Bruxelles, cette évaluation, difficile à vérifier, amalgame tous les acteurs telles les fédérations, organismes religieux, villes et associations de tous types. Ce chiffre est souvent mis en rapport avec un nombre équivalent de fonctionnaires de la Commission pour illustrer le poids des lobbies.
Crée en 2011 par la Commission et le Parlement européen, le registre de transparence, bien qu’imparfait est, selon nous, un outil clair et public qui permet d’identifier les acteurs du lobbying à Bruxelles. En outre, notre activité à Bruxelles permet des observations concrètes. » Facultatives depuis novembre 2016, les inscriptions augmentent, puisque la rencontre avec un commissaire ou un directeur d’une direction générale est, sans présence dans le registre, devenu impossible.
Le registre distingue six catégories et, au 10 novembre 2016, comprend un total de 10 361 inscrits :
- Cabinets de consultants spécialisés/cabinets d’avocats/consultants agissant en qualité d’indépendants (1 187, 11,4 %)
- « Représentants internes », groupements professionnels et associations syndicales et professionnelles (5 294, 51 %)
- Organisations non gouvernementales (2 618, 25 %)
- Groupes de réflexion, organismes de recherche et institutions académiques (738, 7 %)
- Organisations représentant des églises et des communautés religieuses (47, 0,004 %)
- Organisations représentant des autorités locales, régionales et municipales, autres entités publiques ou mixtes, etc. (526, 4,6 %).
Comment agissent les lobbyistes
Cinq types d’action existent pour les groupes d’intérêt : négociation et consultation, recours à l’expertise, protestation, juridicisation et politisation.
- La négociation implique un caractère officiel – il faut être reconnu – et la consultation renvoie aux procédures mises en place par les Institutions pour améliorer la circulation de l’information.
- Le recours à l’expertise. Devant la complexité technique des sujets traités dans les directives et règlements proposées par la Commission, l’expertise se présente comme une réponse rationnelle à une question précise. Avec l’usage de données et ses études scientifiques, l’expertise se dote d’une légitimité, surtout pour les questions concernant la santé.
- La protestation, soit la force du nombre associée à la dynamique d’individus, utilise les lieux publics et les médias pour mettre au jour des intérêts. Dans une logique de communication parfois vue de manière techniciste, mobiliser des participants, puis des médias permet de toucher l’autorité publique.
- La juridicisation consiste à utiliser la justice pour défendre des intérêts. La décision d’un comité technique ou d’un tribunal apparaît comme synonyme de la défense de l’intérêt général.
- La politisation consiste à transformer un groupe d’intérêt en un parti politique. En France, les chasseurs devenus le parti « Chasse, pêche, nature et tradition » représentent cette logique.
Les fédérations professionnelles portent leurs efforts sur la négociation, la consultation et l’expertise. Inspiré par les méthodes mises au point par les fabricants de cigarettes aux États-Unis dès les années 1950, le recours à l’expertise est devenu systématique. Ceci se traduit par une forte production d’études, la contestation des méthodologies, le débat sur le seuil de nocivité admissible… La coopération avec des scientifiques, voire la pression sur certains d’entre eux trop critiques existe également. Le cas Séralini–Monsanto est un exemple de ces méthodes.
Évidemment, la protestation et la politisation sont deux registres sont non pertinents pour les fédérations. Enfin, la juridicisation est aujourd’hui la suite logique des débats d’experts. Si l’on prend comme une donnée de la volonté de gagner du temps, le recours aux tribunaux s’inscrit dans cette logique.
Des stratégies redoutables
Les secteurs les plus offensifs semblent être la santé, l’énergie, la chimie et les transports. En même temps, comme les normes et régulations de ces secteurs sont devenues très techniques, un fort niveau d’expertise pour suivre les débats, arguments et projets est nécessaire.
Combinées, les stratégies sont redoutables : introduire des experts dans les commissions et comités, produire des rapports constatant l’impossibilité de statuer sur une nocivité, créer des associations paravents ou faussement citoyennes (nommé alors astroturfing) et bien sûr, diffuser les messages sur les canaux numériques. Les polémiques et controverses dont la durée semble parfois infinie illustrent, entre autres, cette tendance. Ici, les débats sur les perturbateurs endocriniens sont significatifs. Dans les cas connus, comme pour ceux observés, il s’agit de développer une « fabrique du mensonge » ou, selon le terme le plus courant, une stratégie du doute.
Ce schéma, gagner du temps par un surplus d’étude et semer le doute chez les chercheurs, les politiques et le grand public semble être la dynamique des plus importantes fédérations professionnelles dans leurs relations avec les Institutions et les États. Nous proposons de dire que les actions des fédérations contribuent à discréditer l’efficacité du système européen et à éloigner les citoyens d’une structure déjà perçue comme lointaine.
Olivier Arifon, Chercheur en Influence et lobbying, Université Libre de Bruxelles
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.