Russie
Partager
S'abonner
Ajoutez IDJ à vos Favoris Google News

Le mythe d’une industrie européenne de la Défense (1/5)

Sur fond de tensions géostratégiques et de guerre en Ukraine, le président Macron a annoncé au salon Eurosatory que nous « entrons dans une économie de guerre ». Mais où en sont l’industrie française et européenne de la Défense ? État des lieux en cinq épisodes.

Monument de l'OTAN à Bruxelles (UnlimPhotos)
Monument de l’OTAN à Bruxelles (UnlimPhotos)

La nouvelle stratégie de l’OTAN (1/5)

Par Procope de Césarée*

Une vieille histoire. C’était en 1950, il y a donc bien longtemps. La guerre froide (1947-1991) battait son plein. Les ‘’pères de l’Europe’’ (tous atlantistes) concoctent un projet d’armée européenne placée sous la supervision de l’Otan qui vient de naître (1949). Le projet devient un traité (CED : Communauté Européenne de Défense) en 1952 et il est ratifié par l’Allemagne (alors RFA), la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. La France le rejette (319 voix contre 264) et l’affaire est enterrée.

Aujourd’hui, le projet ressuscite sous une forme non plus politique mais ‘’militaire’’ à travers la stratégie d’unification zonale des forces de l’Otan sous l’égide américaine. Ce mouvement emporte l’adhésion de la grande majorité des États européens, en particulier celle, très forte, de l’Europe du Nord et celle de l’Est – l’Allemagne y succombe. Un bon exemple est l’évolution de la défense nordique (NORDEFCO) qui conduit les 5 pays concernés (Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède) à s’équiper collectivement de matériels américains pour des questions d’efficacité et d’interopérabilité (réassurance USA) en ignorant toujours plus les équipements issus de l’industrie de défense européenne (et même ils se débarrassent de ceux qu’ils détenaient).

La nouvelle stratégie de l’Otan n’est pas due à l’affaire ukrainienne, elle est une conséquence de la nouvelle orientation donnée à l’armée américaine (appelée 3ᵉ offset). Cette orientation, autorisée par les progrès de la technologie (action de la Darpa – mission : sécuriser 30 ans d’avance pour les armements américains), vise à étendre la capacité d’action de l’armée américaine à tout le globe, à l’espace proche et au cyberespace. Le but pratique est de ‘’contrer la Chine’’, raison pour laquelle les USA fédèrent ‘’opérationnellement’’ de plus en plus les forces qui leur sont alliées (exemple éminent du Quad en zone indopacifique). L’Otan dirigée par les USA ne devient en réalité qu’un ‘’surgeon’’ de l’armée américaine avec pour champ d’action la zone Europe-Atlantique.

Raisonnement simpliste

Du côté européen, l’affaire ukrainienne a été le révélateur de l’impuissance militaire (bien documentée) de chacun des 27 États (incapacité à assurer leur propre sécurité devant une menace perçue comme désormais tangible). Il s’ensuit une prise de conscience, par ailleurs amplifiée par un sentiment confus d’un danger encore éloigné mais potentiel posé par la montée rapide en puissance globale de la Chine.

L’union fait la force, dit le dicton repris par Macron dont le raisonnement (simpliste) est le suivant : si on additionne et si on fédère toute la ‘’richesse’’ européenne, on peut créer une puissance indépendante (souveraine) de type global à l’instar de celle des États-Unis.
Secrètement, Macron se pense comme le chef tout indiqué d’un tel ensemble et il ne rate pas une occasion de pousser son pion avec un activisme infatigable jugé déjà outrancier par la plupart de ses partenaires. Ainsi de clamer (ce 13 juin 2022) à EuroSatory toute sa volonté de relancer (?) l’industrie européenne de défense au prix même d’une ‘’économie de guerre’’. Le terme ‘’relancer’’ est bien choisi eu égard à l’état objectivement lamentable de cette industrie. On va démontrer ce qu’il en est et ce qu’on peut en attendre.

Rivalité sino-américaine

L’Europe n’est pas seule sur terre. Elle joue, comme tout le monde, dans un théâtre dont la toile de fond est désormais la rivalité sino-américaine à laquelle nul ne peut échapper. La Chine est lancée dans une course pour contester la puissance globale des USA avec un objectif à court terme (2049) : duopole avec les USA entraînant de facto une réorganisation de l’ordre mondial (zones d’influence).
Elle a aussi un objectif long terme qui est civilisationnel : celui de la suprématie chinoise (y penser toujours, ne jamais le dire) sur toute la terre. Elle a un discours (interne) sensé et intellectualisé pour appuyer son ambition dont un argument fort est que la transition énergétique, condition de survie de l’humanité et partant celle de la Chine, ne peut être réalisée que sous la conduite industrielle et l’influence (mondiale) afférente de ladite Chine (concept ‘’tan xia’’).
Pour les penseurs chinois (et d’autres aux USA, en particulier Elon Musk), il s’agit d’un problème de ‘’survie’’ et la Chine prépare déjà (outre la puissance industrielle nécessaire) les conditions d’une sorte de ‘’droit d’intervention’’ de type écologique avec les moyens de coercition afférents sans lesquels on est dans le ‘’discours occidental’’ ne conduisant à rien (thème de la philosophie taoïste et mépris afférent pour les pseudo-valeurs inefficaces chères à l’Occident).
Il faut retenir que la politique chinoise est seule au monde, à être inspirée par un enjeu planétaire, ce qui lui confère un avantage dit de ‘’cohérence’’ en l’obligeant à penser à long terme dans beaucoup de domaines.

Plusieurs conséquences

La compétition de puissance Chine-USA va, dans un premier temps, engendrer une division en ‘’blocs d’influence’’. Il est de l’intérêt existentiel du duopole de ne pas entrer dans un conflit direct qui serait autodestructeur : cet axiome est bien compris (à ce qu’on sait), car il est désormais formalisé (donc enseigné) par les deux acteurs. Ce point posé, on a plusieurs conséquences :

  • le duopole ne peut pas tolérer l’émergence d’une puissance capable de ‘’rivalité’’ car elle serait inévitablement un facteur d’instabilité,
  • toute organisation politique ‘’régionale ou locale’’ doit être agréée par le duopole qui veille à son innocuité sur l’équilibre global (rejet confucéen du désordre)

C’est dans ce paysage probable (les projections ont un empan limité à 50 ans) que se pose la question d’une Europe rêvée comme ‘’souveraine’’, c’est-à-dire capable de penser et juger une situation conflictuelle par elle-même, et d’agir pour imposer la solution qu’elle désire, et ce, au moins au niveau de son emprise géographique (le petit isthme européen, quelques pour cent de la Terre).

*Procope de Césarée (6ᵉ siècle après J-C. est un rhéteur et historien byzantin dont l’œuvre est consacrée au règne de l’empereur Justinien). Il s’agit ici bien sûr d’un pseudonyme. Celui d’une personne très bien informée des enjeux technologique, politiques et géostratégiques de notre époque.

Prochain article : « Le concept de souveraineté » (2/5)

Amérique du Nord Europe France Monde Russie