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De la difficile équation entre science et politique

Olivier Véran, ministre de la Santé fait un point de situation au 11 mars 2020
Olivier Véran, ministre de la Santé fait un point de situation au 11 mars 2020

Cédric Villani, Université de Lyon

On peut tout lire et repenser à travers la crise du Covid : nos institutions, nos dynamiques économiques, nos politiques écologiques et sociales. On peut y lire aussi des contributions de toutes les sciences, ou presque. On a beaucoup parlé du rôle de certaines applications mathématiques liées à l’intelligence artificielle ou au traçage.

Il y a aussi des sujets moins médiatiques comme la modélisation statistique des dynamiques d’épidémies. Pourquoi cette discipline joue-t-elle aujourd’hui, malgré ses incertitudes, un rôle décisif dans cette crise ?

Quand, à l’Office parlementaire scientifique, nous nous sommes lancés sur l’épidémie de Covid-19, notre première tâche était d’analyser et commenter l’évolution de l’épidémie. Comme tant d’observateurs à travers le monde, chaque matin nous ajoutions un point sur les courbes de décompte des cas et des décès, d’un panel de pays, et nous les observions. Croissance exponentielle ou pas ? À cette époque, même parmi les experts les plus reconnus en matière de santé en France, il n’y avait pas consensus pour savoir si la courbe française suivrait celle de l’Italie.

L’Office parlementaire scientifique instruit les dossiers à l’interface entre science et politique, pour aider aux choix des parlementaires. La qualité universellement reconnue de ses rapports, en France comme à l’étranger, n’a jamais été source d’un poids politique et public conséquent, hélas : il en va ainsi de toutes les institutions françaises liées au conseil scientifique. Un exemple parmi d’autres : la remarquable doctrine de masques de la France – remarquable, mais non suivie au cours des années – avait été élaborée dans un rapport de l’OPECST, il y a une quinzaine d’années. J’ai travaillé depuis trois ans à restructurer et accroître le poids de l’OPECST : beaucoup reste à faire.

Au début de nos efforts, pour illustrer nos notes, comme d’autres, nous devions produire deux graphiques : un avec la courbe italienne et un sans la courbe italienne. La courbe italienne planait tellement loin au-dessus des autres, qu’en comparaison les autres courbes étaient à peine discernables de l’axe des abscisses ; le zoom permettait de les distinguer. Mais après une semaine, il n’y avait plus besoin d’un graphe séparé : les courbes exponentielles évoluent si vite ! Les pays européens autres que l’Italie avaient décollé, et il était devenu clair que la courbe française suivait impeccablement la courbe italienne, avec 8 à 10 jours de décalage.

Pour mieux visualiser des exponentielles, il est bon de passer en coordonnées logarithmiques : sur l’axe, un déplacement d’une unité correspondra à une multiplication par 10 (disons). On peut ainsi redresser les exponentielles en lignes droites, dont on peut comparer les pentes.

Comment savoir si nous allons battre le Covid-19. minutephysics. Vous pouvez activer les sous-titres en français via le bouton « réglages ».

S’il y a bien une chose qui frappe, c’est, caché derrière l’apparent déluge anxiogène des chiffres, ce caractère universel de la courbe de propagation de l’épidémie. Moi-même, j’ai été stupéfait de le voir apparaître si nettement et si visuellement. Que ce soit à Séoul ou à Téhéran, malgré les différences de coutumes, de cultures, de logements, de systèmes médicaux, l’épidémie se propage exactement de la même façon. Il y aurait donc un modèle et une équation mathématique qui reflètent la réalité de l’épidémie.

Les épidémiologistes savent utiliser les équations différentielles pour cela, comme les fameux « modèles à compartiments », depuis le simple modèle SIR à 3 compartiments, jusqu’à ceux qui sont utilisés aujourd’hui pour la lutte contre le Covid-19, qui en comportent une douzaine, avec quantité de paramètres pour mesurer les interactions et contaminations entre individus, et le fameux paramètre R₀, ou paramètre de reproduction – le nombre de personnes qu’un individu infecté contamine, en moyenne. Ce nombre est proche de 19 pour la rougeole, et de 3 pour le COVID… il détermine quantité d’informations : dynamique de l’épidémie, croissance exponentielle (R₀>1) ou extinction (R₀<1), le nombre d’individus contaminés au final, la quantité qu’il faut vacciner, et bien d’autres informations. En bref, on peut poser et étudier toutes sortes de questions liées à la quantité d’individus infectés.




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Quel est le taux de contamination actuel de la population ? Pour le Covid-19, personne ne le connaît exactement, mais on le pense inférieur à 10 % à l’échelle de la France ; un travail de recherche suggérait même que dans le territoire très contaminé de l’Île-de-France, il serait de l’ordre de 6 % seulement. Les études sont en cours et demandent des tests sérologiques fiables, un échantillonnage statistique bien fait, une méthodologie rigoureuse, une forte coordination entre compétences. Comme tout dans cette épidémie, cela demande un délicat dosage.

Quand un paramètre mathématique devient un enjeu sanitaire

Si l’immunité collective n’est pas au rendez-vous, et tant qu’un vaccin n’est pas disponible, le contrôle de l’épidémie passe par une diminution du coefficient de reproduction R₀, pour le faire passer de la valeur naturelle (disons 3) à une valeur modifiée, que l’on souhaite maintenir en dessous de 1 (contrôle de l’épidémie). En dessous de 1, cela ne veut pas dire que le virus n’existe plus, ou que la contamination est impossible : cela veut dire que si un nouveau foyer surgit, la dynamique des contaminations et guérisons aboutira à la disparition du foyer.

Et voilà comment un paramètre mathématique se transforme en enjeu de vie ou de mort pour notre système de santé collectif. Il y a encore deux mois, les dirigeants du monde entier se moquaient pas mal de ce coefficient R₀, mais aujourd’hui c’est leur obsession quotidienne. Il est même apparu explicitement dans des conférences de presse d’Angela Merkel et Édouard Philippe. De la valeur du coefficient dépend la croissance du nombre de cas, et la possible saturation du système… et c’est très sensible !

« Avec un coefficient 1,1 le système de santé allemand explose en octobre ; avec un coefficient 1,2 en juillet. » (Angela Merkel)

Oui, la valeur du coefficient est importante… mais sa mesure est fort délicate, et ne peut être qu’une sorte de valeur moyenne sur plusieurs jours. Estimé entre 0,7 et 0,9 la semaine dernière, il serait tombé entre 0,5 et 0,6 ces derniers jours. Mais l’enjeu n’est pas tant sa valeur en temps de confinement, que sa valeur après le début du déconfinement. Pour contenir R₀, il faudra garder des mesures contraignantes.

Il ne faut pas croire que l’on pourra s’en tirer de façon légère : l’universalité de la propagation, dans les pays où l’on s’embrasse facilement comme dans les pays où l’on se tient plus à distance, montre que ce n’est pas une simple adaptation des comportements qui pourra y faire quelque chose ; c’est seulement avec de vraies contraintes que l’on peut espérer changer les choses !

Des modèles frustrants

Les modèles épidémiologistes sophistiqués comportent beaucoup d’inconnues, ce qui ne fait pas peur aux ordinateurs ; mais viennent aussi avec un grand nombre de paramètres à fixer. Certains de ces paramètres représentent les interactions entre individus, d’autres des probabilités de contamination… C’est une grande difficulté de les fixer, de les estimer, en fonction des expériences, des études épidémiques, des dispositifs techniques… Est-ce que les masques font baisser R à peine, ou beaucoup ? Que dire des procédures d’isolement, en estimant la proportion que l’on parviendra à identifier ? Dans quelle proportion les mesures seront appliquées en pratique ? C’est un casse-tête que de décider sur tous ces sujets. Les meilleurs experts hésiteront à se prononcer sur la valeur quantitative des masques dans ces équations. Chaque élément vient avec son lot d’incertitude.

Nous voici face à un problème aux multiples sources d’incertitude. Frustrant… Bien sûr, des équipes différentes ont des analyses différentes : c’est normal, tous les scientifiques savent combien la science est riche en controverses. Mais cela est désespérant pour un politique qui chercherait la recette dans les prédictions des scientifiques. Et pourtant ces efforts valent la peine, sans le moindre doute. Pour ramener en dessous de 1 un coefficient qui a envahi toutes nos existences et nous coûte, rien qu’à l’échelle nationale, 2 milliards d’euros par jour, il faut explorer toutes les pistes, saisir tous les outils qui permettront de prédire l’évolution de la courbe, confronter les points de vue, et il est impossible de faire l’impasse sur l’épidémiologie.

Nous pouvons aller plus loin dans le diagnostic : au bout du compte, si nous avons accepté, collectivement, d’arrêter l’ensemble de l’économie, c’est bien pour préserver la capacité de notre système de santé qui risquait l’explosion. Cela veut bien dire que l’indicateur majeur qui doit permettre de juger la politique sanitaire, c’est bien le nombre de personnes en situation de soins intensifs. Et que donc, l’épidémiologie, seule science à même de faire des prédictions sur ce nombre, doit avoir le dernier mot dans toute analyse scientifique de la situation. Lourde responsabilité, quand on a compris toutes les difficultés qu’elle rencontre…

La danse des épidémiologistes

Entre le confinement et le déconfinement, les objectifs sont différents. L’éditorialiste Tomas Pueyo a fait mouche avec on image du « coup de marteau » et de la « danse ». Dans un premier temps, pour éviter l’écroulement du système de santé, on assène un énorme coup de marteau à l’épidémie, le confinement, pour faire brutalement descendre le coefficient R bien en dessous de 1, et obtenir le temps de se reprendre. Dans un deuxième temps, une fois que tous les outils sont au point, on relâche le confinement pour placer le coefficient au voisinage de 1, juste en dessous, quitte à jouer par essai et erreur, pour endiguer l’épidémie tout en sacrifiant le moins possible sur notre mode de vie.

Et pour préparer cette phase de « danse », c’est aux épidémiologistes d’avoir le regard final, en intégrant dans leurs réflexions tout l’arsenal médical. Mais c’est bien au politique qu’il revient d’avoir le dernier mot : devant l’abondance de paramètres à régler, avec des répercussions sur nos modes de vie et notre économie, la science devrait seulement présenter des possibles et laisser le politique arbitrer. Thomas Pielke l’a très bien exposé dans son ouvrage The Honest Broker : le choix éclairé est celui qui est décidé par le politique, éventuellement grâce au débat citoyen, parmi les options cohérentes et acceptables fournies par le scientifique.

On l’a bien vu ces dernières semaines : ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Tous les scénarios des épidémiologistes faisaient des hypothèses qui ont été battues en brèche depuis : fermeture des écoles pendant plusieurs mois, et confinement prolongé des catégories à risque. Sur le confinement prolongé, le politique a commencé par suivre la recommandation des scientifiques : on l’a vu dans les déclarations du Président Macron, de la Présidente Van der Leyen, du Président du Conseil scientifique…

Mais le très mauvais débat public qui s’est ensuivi, avec des seniors furieux d’être infantilisés, a forcé les autorités à reculer. Seniors, ce sera à vous de choisir, titrait Le Parisien en couverture. Choisir entre quoi et quoi ? Personne ne le sait vraiment, et personne ne pouvait le savoir avant que l’on ait défini des options acceptables. Sur l’ouverture des écoles, le politique a choisi de passer outre l’avertissement des scientifiques, et les scientifiques ont pris acte de cette décision (rapport du Conseil scientifique du Président). À la fin, que prédisent les épidémiologistes avec ces nouvelles données ? Juste rien : attendons les nouvelles simulations des experts. Et souvenons-nous qu’à la fin, ce dont nous avons besoin c’est d’un plan global de solidarité, qui permette de limiter la propagation de l’épidémie en deçà du niveau de saturation des hôpitaux.

Heureusement, l’épidémiologie ne fonctionne pas seulement sur les équations différentielles ; elle tire aussi quantité d’enseignements de la méthode expérimentale, et des comparaisons – en particulier les comparaisons entre pays. Revenons sur les courbes de propagation de l’épidémie, telles que nous les avons contemplées plus haut. Pour l’instant, en dehors de la Chine, deux groupes de pays ont réussi à contenir l’épidémie, et on le voit très bien sur les courbes. D’abord la Corée du Sud et Hongkong (que l’on peut considérer ici comme un pays). Dans ces deux cas, pas de confinement généralisé, mais une discipline de port de masque et une politique très rigoureuse de traçage, tests et traitement (TTT) visant à isoler énergiquement les personnes contagieuses du reste de la population. Et puis le deuxième groupe est constitué de pays occidentaux, Europe de l’ouest et États-Unis, qui se sont d’abord retrouvés submergés par la croissance exponentielle, forcés à des confinements généralisés pour éviter la rupture de leur système de santé. Là encore, le parallélisme des courbes est impressionnant. Impressionnant aussi de voir ces gigantesques efforts résumés en la baisse ou la hausse d’un paramètre mathématique…

Je parlais plus haut de l’universalité du profil des courbes épidémiologiques. Pour moi elle ne reflète pas seulement la puissance des modèles mathématiques : elle illustre aussi à quel point nous sommes tous liés dans cette crise – tous dans le même bateau. Il y a une vision politique derrière cela.

En l’occurrence, c’était un pêché d’orgueil de plusieurs pays que de croire qu’ils allaient pouvoir échapper au sort commun. Encore au 12 mars, certains de nos meilleurs experts pariaient que la France, grâce à une gestion médicale plus efficace que celle de l’Italie, échapperait au confinement. Quatre jours plus tard, notre pays était pris au piège de l’exponentielle, comme les autres, et confiné comme les autres. Il est bon de le rappeler aussi à ceux qui voient dans la fermeture des frontières nationales un appel aux replis nationalistes : ce que le confinement surprise a démontré, ce n’est pas que nous devions nous fermer aux autres, mais que nous ne devions pas nous croire meilleurs que les autres, que nous devions nous coordonner avec les autres, apprendre de leurs expériences. Et c’est ensemble que nous devons sortir de la crise, de façon coordonnée, parce que nous sommes tous liés ; en partageant les résultats, les analyses, les expériences, le savoir-faire, les soins.

En prenons-nous le chemin ? À voir les pays décider en ordre dispersé de leur stratégie de déconfinement, entrer en compétition pour des ressources rares, se dégager sans crier gare de grands projets collaboratifs tels que des essais ou des logiciels, on peut en douter. À tout le moins, les scientifiques, au-delà de leurs saines controverses, se chargeront de comparer les expériences de différents pays, et d’en tirer tous les enseignements. Attentifs à rester fidèles, dans toutes les situations, à l’idéal humaniste et universaliste qui sous-tend toute la science.

À l’heure où les tensions internationales s’exacerbent rapidement, où les régimes autoritaires se renforcent, où les organisations supranationales s’effritent, où l’Europe est incapable de définir sa politique, où la coopération internationale peine, il est de notre devoir, plus que jamais, de soutenir ces valeurs en politique. Pour notre survie à tous.The Conversation

Cédric Villani, Mathématicien, Professeur de l’universite Claude Bernard , Université de Lyon

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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