Erick Cakpo, Université de Lorraine
Depuis le 26 mars 2019 se tient au musée d’Orsay une exposition historique sur la représentation des Noirs dans l’art visuel de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, intitulée « Le modèle noir, de Géricault à Matisse ».
Par l’angle choisi et les œuvres de maîtres qui y sont rassemblées, cette exposition est la première du thème à être organisée par un musée national français. En effet, si d’autres musées comme le quai Branly-Jacques Chirac ont déjà proposé des expositions sur la représentation des personnes noires dans l’art, par exemple « Zoos humains », « The Color Line » ou encore « D’un regard l’autre », la manifestation du musée d’Orsay propose de porter le regard sur les figures noires à travers la relation entre artistes et modèles, grâce aux œuvres de peintres européens des plus célèbres tels que de Géricault, Manet, Cézanne, Matisse, Gauguin, le Douanier Rousseau, etc.
S’il s’agit notamment d’attirer l’attention sur le « modèle noir », dans une tentative de réhabilitation du Noir dans l’art, l’exposition peut difficilement masquer le poids des regards que les Européens ont portés sur les personnes noires. Les raisons qui conduisent à représenter les sujets noirs dans les arts visuels sont multiples et diverses, et jamais dénuées de sens, si bien qu’on peut se demander s’ils sont figurés pour ce qu’ils incarnent aux yeux des Européens ou pour des motivations artistiques suscitées par les spécificités réelles ou fantasmées de leur corps.
La peau noire, difficile à représenter
La représentation des Noirs dans l’art européen ne date pas de l’époque moderne comme on pourrait le croire. Dès la haute Antiquité, au IIe millénaire avant notre ère, à la faveur des échanges entre l’Égypte, l’Éthiopie et le sud de l’Europe, l’archéologie signale déjà la figuration de personnages probablement noirs sur des fresques grecques et romaines à cette époque et plus tard.
Mais si les figures noires apparaissent assez tôt dans la peinture occidentale, sur le plan technique, on note la difficulté de la représentation de la couleur de leur peau et ce, pour différentes raisons. Au Moyen Âge, malgré les avancées connues à la Renaissance dans l’amélioration des vernis, la couleur noire reste difficile à obtenir notamment en raison du coût élevé des produits tel l’ivoire calciné qui donnent accès à la gamme des noirs. Pour autant, les artistes ont recouru à d’autres procédés comme l’usage de différents tons de brun, des pigments sombres, etc., pour figurer la peau noire de manière adéquate.
Une autre difficulté réside dans la représentation fidèle des traits : à défaut de modèles, certains artistes ont soit rapproché les traits des personnes noires du type européen, comme on le voit dans le Saint Maurice de Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) soit ont extrapolé certaines physionomies de l’homme ou de la femme noir·e, en les poussant à la limite de la caricature par la représentation de musculatures imposantes, de nez excessivement arrondis, de cheveux frisés, de peau exagérément noire comme on peut le voir par exemple dans la série de 10 peintures inspirées par Les Éthiopiques, un roman grec d’Héliodore d’Émèse (IIIe ou IVe siècle), réalisée par le peintre flamand Karel van Mander III (1606-1670).
Le poids de l’imaginaire dans la fabrique de l’autre
De manière générale, la représentation des personnes noires est intimement liée à l’histoire des regards que les Européens ont portés sur les « non-blancs ». Souvent nourri d’un imaginaire propre à son contexte de production, ce regard, dont la peinture se fait l’écho en le fixant à chaque époque, développe des esthétiques successives en fournissant en même temps des grilles de lecture sur la connaissance de l’autre.
Étrangeté, séduction (sexuelle), visions racisées dominées par l’idée de la sauvagerie et de l’exotisme président alors l’inspiration des peintres et la représentation de l’autre, notamment du corps noir. Mais au-delà de la représentation de la personne, c’est la symbolique de la couleur qui pèse le plus dans la manière dont on a pu dépeindre et percevoir les personnes noires.
Par métonymie, les sujets noirs ont longtemps été peints pour représenter de manière allégorique un territoire, souvent le continent africain. Si de manière majoritaire la présence des figures noires dans la peinture symbolise l’Afrique, elle peut aussi renvoyer à l’exotisme ou la diversité des peuples.
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On croise le Noir comme symbole de l’Afrique dans bon nombre d’œuvres de la Renaissance. Le peintre flamand Cornelis de Baellieur (1607-1671) a réalisé une série de quatre toiles allégoriques des continents, toutes visibles au musée du Nouveau-Monde à La Rochelle. Dans sa représentation de l’Afrique, l’artiste peint trois personnages noirs dans un décor bucolique auquel il adjoint des animaux censés évoquer l’Afrique.
De même, pour rappeler la diversité des origines, l’iconographie chrétienne a promu la représentation des sujets noirs à travers le thème des Rois mages dans lequel Balthazar incarne depuis Xe siècle le continent africain.
Parallèlement à d’autres stéréotypes campés par des personnages noirs dans la peinture, la figuration de l’homme noir ou de la femme noire incarnant la force, – idée renvoyant dans une certaine mesure à l’humanité primitive, mais aussi aux qualités requises chez les esclaves – a fait florès dans l’art européen, notamment aux XVIIIe et XIXe siècle, à la faveur du naturalisme et de l’orientalisme.
Un nègre maîtrisant un buffle du peintre anglais Georges Dawe, par l’esthétique enténébrée du tableau, attire l’attention du spectateur sur le corps athlétique du Noir, privé de visage par sa posture, dont le corps et la couleur semblent se confondre avec la bête, et souhaite montrer une forme de « sauvagerie » et de force « naturelle ». Le sous-titre est très parlant aussi, puisque l’image est sensée illustrer un épisode réel.
Le corps musclé du « Nègre Joseph », le célèbre modèle noir que Théodore Chassériau a peint dans son Étude de nègre, montre les clichés en vogue au sujet du corps noir qui, de surcroît, revêt ici une connotation diabolique.
Cette même idée vaut aussi pour les corps féminins. Les femmes que l’on croise, nombreuses, dans les harems des peintures de l’orientalisme, telles Bethsabée au bain de Cornelis Corneliszoon van Haarlem, Bain turc ou Bain maure de Jean‑Léon Gérôme, arborent une musculature impressionnante.
En outre, dans le contexte esclavagiste et colonialiste, le corps féminin suscite chez les Européens de nombreux fantasmes sexuels. La représentation de la Scène de mœurs encore appelée Le rapt de la négresse (1632) du peintre hollandais Christiaen Van Couwenbergh est saisissante par la violence de ce qui est dépeint. Au-delà de l’idée de domination masculine et de domination coloniale que renferme la scène, elle exprime la réification du corps noir.
Le portrait objectivant du corps noir ?
Le portrait, qui oblige le peintre à observer directement le modèle dont il tente de saisir fidèlement les traits est finalement l’occasion qui permet de représenter les sujets noirs de manière moins connotée. C’est aussi, on l’imagine, l’occasion d’une rencontre entre l’artiste et le modèle qui peut changer le regard que l’un porte sur l’autre, et nuancer d’éventuelles représentations figées ou empreintes d’idées reçues.
Avec le portrait « posé » apparaît aussi une dimension psychologique dans la représentation des sujets noirs, qui soudain existent par eux-mêmes et deviennent des autres sensibles et complexes auxquels chacun peut s’identifier.
Pour des raisons surtout politiques, l’envoi d’émissaires des royaumes africains en Europe a permis de dresser dès le XVIe siècle une galerie de portraits dont l’un des plus connus est celui de _Don Miguel de Castro, ambassadeur du royaume du Congo_.
Encore plus représentatif est le Portrait d’un homme africain réalisé par Jan Jansz Mostaert. L’homme peint est probablement le premier courtisan noir de renom ayant été au service de Charles Quint. Le portrait réalisé entre 1525-1530 montre que la représentation des sujets noirs n’a pas toujours été essentialisée. En effet, le surnommé Christophe le More, dans une position noble, pose avec fierté dans un costume élégant de velours bordeaux.
Dans la même veine, le célèbre Portrait de Jean‑Baptiste Belley, le premier député noir de France, avec ses attributs d’homme de société et son regard tourné vers la droite, symbolise de manière significative l’avenir des peuples noirs dans un contexte de lutte abolitionniste où l’image prend valeur de symbole.
Par ailleurs, le portrait noir a endossé successivement plusieurs causes sociales. C’est ce qui se dégage en arrière-fond de l’audacieux tableau de Marie-Guillemine Benoist, Portrait d’une négresse, qui, à travers la représentation d’une femme esclave noire à demi-nue, exprime pour l’époque à la fois une revendication féministe et d’égalité des races. Outre ces revendications, le tableau montre un corps noir « naturel » grâce la maîtrise du dégradé de la pigmentation de la peau.
En somme, si l’après-guerre inaugure une nouvelle ère dans la représentation du corps noir incarnant désormais une dimension plus « artistique », on ne doit pas oublier que la figuration des personnes noires dans l’art occidental, par un jeu de création de l’autre différent, n’est en réalité qu’une réflexion ou un discours sur ce qu’est l’Européen, comme le rappelle Edward Saïd dans sa théorie sur l’orientalisme.
Erick Cakpo, Historien, chercheur, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.