Bertrand Valiorgue, Université Clermont Auvergne et Xavier Hollandts, Kedge Business School
Il n’existe pas en France de fermes laitières comptant 1 000 animaux et il n’en existera peut-être jamais. L’expression « fermes des mille vaches » renvoie à la situation particulière de la plus grande exploitation laitière française située dans la Somme, qui accueille environ 850 laitières.
Mais si l’expression ne correspond à aucune réalité agricole en France, ces élevages gigantesques sont bel et bien présents dans de nombreux pays comme l’Allemagne, l’Arabie saoudite, la Nouvelle-Zélande, la Chine ou encore les États-Unis.
L’exploitation dénommée Fair Oaks Farms, à proximité de Chicago, compte plus de 40 000 vaches laitières. En Arabie saoudite, la ferme-usine pharaonique Almarai recense quant à elle 94 000 animaux.
Fantasme en France, les fermes de 1 000 vaches sont une réalité dans d’autres pays, façonnés par une histoire différente. Ces structures constituent le chemin à suivre et la nouvelle utopie agricole pour les uns, quand d’autres y voient un repoussoir qui comporte des risques importants.
Révolution sociologique et agronomique
Dans l’Hexagone, la crainte vis-à-vis de ces structures symbolise la mutation profonde, à la fois sociologue et agronomique, que connaît notre agriculture.
Du point de vue sociologique, ces fermes sont la conséquence de l’abandon d’un schéma de production séculaire, l’exploitation familiale. Les fermes de mille vaches sont, comme le souligne le sociologue François Purseigle, des firmes agricoles dont les capitaux proviennent souvent de l’extérieur du monde agricole. Les sommes nécessaires excèdent généralement le potentiel d’investissement des exploitations familiales. Elles se caractérisent d’autre part par le recours au salariat et s’appuie sur une main d’œuvre qui va bien au-delà du cercle familial.
Ces entreprises agricoles sont également le résultat d’une évolution progressive des façons de produire le lait, qui se traduit par l’abandon d’un recours au pâturage et à l’alimentation naturelle des vaches. Les rations animales ne sont plus produites sur l’exploitation mais proviennent en grande partie de fournisseurs spécialisés, qui optimisent les apports nutritionnels (minéraux, vitamines, matières grasses, protéines…) et les volumes de production de lait.
C’est ce que l’on nomme une agriculture hors-sol et industrielle, caractérisée par un enfermement permanent des animaux visant à compresser au maximum les coûts de production.
Un monde sans agriculteurs
Si la France prend le chemin d’une hyperconcentration des exploitations laitières avec comme horizon la généralisation des fermes de mille vaches, il s’en suivrait une transformation radicale du tissu agricole.
La production de lait en France est relativement stable, en dépit d’une baisse annoncée. Chaque année, environ 24 milliards de litres de lait sont produits par les fermes du pays. Ce volume de lait est aujourd’hui produit par environ 56 000 fermes réparties sur tout le territoire national. On en comptait plus de 150 000 en 1995.
Si la France devait adopter le schéma productif des fermes de mille vaches, le pays aurait besoin de seulement 2 260 exploitations laitières pour produire les 24 milliards de litres dont nous avons besoin (sur la base d’une production annuelle par vache de 9 000 litres). Réparti sur les 100 départements, cela constituerait une moyenne de 27 producteurs par département. À l’échelle des cantons, on compterait 0,65 producteur laitier.
La généralisation de ce type de ferme signifie tout simplement l’entrée dans « un monde sans agriculture », comme le documentent les travaux de l’économiste Peter Timmer.
Adieu coopératives et syndicalisme
Les enjeux liés à la protection de l’environnement, le traitement des nuisances et le bien-être animal sont d’ores et déjà bien identifiés pour ces exploitations. Mais cette hyperconcentration des exploitations laitières aurait également d’importantes conséquences sur les filières alimentaires.
La première porte sur les coopératives agricoles, qui constituent des acteurs majeurs dans la collecte et la transformation du lait. Elles ont d’autant plus d’utilité que les agriculteurs, nombreux, sont répartis sur tout le territoire. Les fermes de mille vaches n’auront plus besoin des coopératives car elles travailleront directement avec les industriels et transformateurs qui offriront les meilleures rémunérations.
Les coopératives agricoles ont été établies par et pour des exploitations familiales. Sodiaal, première coopérative de collecte et de transformation du lait, compte aujourd’hui 11 000 producteurs, soit quatre fois le nombre de fermes de mille vaches nécessaires pour assurer les besoins du pays. La généralisation de ce type de structure aurait pour conséquence de saper les fondements mêmes du modèle coopératif, qui ne serait plus nécessaire.
Ce tournant pourrait également marquer la fin du syndicalisme agricole. Les quelques milliers d’adhérents se transformeront en une puissante industrie des producteurs de lait et mèneront directement leurs combats auprès des pouvoirs publics, des industriels et de la grande distribution.
Ayant la possibilité de faire fluctuer les volumes, l’industrie des producteurs de lait aura des pouvoirs de négociation bien plus importants que les syndicats actuels. Un cartel du lait se développerait, qui serait en mesure de faire les volumes et les prix.
Le spectre d’un plan social
La transformation qui est en cours, et dont les fermes de mille vaches sont le symbole, constitue un tournant historique pour l’agriculture française. Il pourrait tout bonnement en signifier la fin.
Deux grands scénarios s’offrent désormais à la société française.
Le premier consiste à assumer de faire de l’élevage laitier industriel, et de la concentration des exploitations, l’horizon vers lequel il convient d’orienter la « ferme France ». Il faut cependant bien avoir en tête que ce scénario aurait un coût social et environnemental très élevé, que les gains de productivité dégagés ne compenseront jamais.
Il convient également d’assumer un véritable plan social pour accompagner de nombreux producteurs vers la sortie. La baisse continue du nombre d’exploitations laitières montre que ce scénario est déjà en place et il a toutes les chances de s’imposer dans les années qui viennent, car beaucoup d’opérateurs ont un intérêt objectif pour soutenir l’hyperconcentration de la production laitière.
Les céréaliers, qui sont à l’origine de l’alimentation des animaux, ont tout intérêt à ce que ce schéma d’élevage se généralise, tant il garantit et augmente les débouchés commerciaux. Les distributeurs ont, eux aussi, tout intérêt à la promotion de ces structures afin de réduire le coût de l’alimentation et orienter le pouvoir d’achat vers d’autres produits à plus fortes marges.
Certains producteurs encouragent également cette concentration, se projetant comme les derniers des Mohicans, qui tireront pleinement profit du pouvoir de marché dont ils disposeront à l’égard des industriels et des consommateurs, à travers le cartel des industriels du lait qu’ils dirigeront.
Renverser la tendance
Le second scénario vise à stopper la tendance à la concentration et à maintenir un nombre significatif d’exploitations laitières aux modes de production diversifiés sur tout le territoire national.
Dans une telle perspective, il est indispensable de définir un objectif politique en terme de nombre d’exploitations laitières autour duquel les pouvoirs publics et les acteurs concernés doivent faire cause commune. Au-delà du chiffre et de l’objectif politique, la réussite de ce plan Marshall nécessite de donner aux agriculteurs un poids politique dans la régulation des marchés.
Comme le propose le laboratoire d’idées Agriculture-Stratégies, cela passe par des aides et des incitations pour encourager la constitution d’organisations de producteurs nationales et sans doute européennes, aptes à engager les exploitants laitiers dans des démarches de progrès et de régulation des volumes de production.
Les producteurs de fruits et légumes sont parvenus à un tel schéma d’organisation et on ne voit pas pourquoi cela ne pourrait pas fonctionner pour le secteur du lait. Il convient également de repenser en profondeur les aides de la PAC qui privilégient aujourd’hui, en dehors de tout processus démocratique, le scénario de l’hyperconcentration. Le simple fait de coupler les aides à un ratio nombre de vaches/surface agricole disponible pourrait permettre de renverser la tendance.
Si elle veut conserver la maîtrise de ce qu’elle mange, la société française doit prendre conscience des transformations en cours et en faire de véritables enjeux politiques ouverts au débat démocratique.
Voulons-nous 2 260 fermes de mille vaches au lait standardisé ou 55 000 producteurs qui maintiendront une diversité de produits et assureront durablement notre souveraineté alimentaire ?
Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises – Titulaire de la Chaire Alter-Gouvernance, Université Clermont Auvergne et Xavier Hollandts, Professeur de Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.