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Accidents de la route : attention, statistiques !

Jean-François Royer, Société Française de Statistique (SFdS)

Les statistiques routières seraient-elles mal exploitées?

Voici comment nous pouvons être abusés par une statistique : le 2 octobre 2015, Le Figaro titrait « La Corrèze en première ligne face à la mortalité routière », et cet article commençait par « Le département connaît une spectaculaire hausse des tués sur les routes en 2014 : +72 % ». Renseignements pris : le nombre des tués sur la route dans ce département s’est élevé à onze en 2013 et dix-neuf en 2014. Le pourcentage d’augmentation est exact, mais il ne signifie rien, l’écart étant de l’ordre de la variabilité temporelle inhérente à ces petits nombres, comme le montre ce tableau :

Bilans annuels de l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière., Author provided

L’anecdote est plus significative qu’on ne pourrait le croire. L’information publique sur la sécurité routière fait un grand usage des statistiques de tués sur les routes, et elle privilégie les chiffres absolus les plus récents, et les comparaisons temporelles ou spatiales les plus évidentes. Les médias ne sont pas seuls responsables : la communication gouvernementale fait la même chose.

Interprétations hâtives

Ce faisant, elle oriente le public vers des interprétations hâtives : c’est toujours le comportement supposé des conducteurs, et l’efficacité supposée des politiques publiques, notamment de la répression, qui sont mis en avant pour expliquer les évolutions. Grosso modo, la communication en matière de sécurité routière se résume à ceci : si le nombre de tués diminue, le gouvernement se félicite de l’efficacité de son action ; si le nombre de tués augmente, c’est que les conducteurs se relâchent !

C’est tout de même plus compliqué que cela.

Lors d’un récent « Café de la statistique » organisé par la Société française de statistique, l’invité Jean Orselli, un ingénieur des ponts et chaussées qui a rédigé une thèse d’histoire des usages et des usagers de la route, a pointé deux malentendus permanents :

Premièrement, on ne peut pas apprécier l’évolution de la mortalité routière sans prendre en compte le volume du trafic routier. Celui-ci a été multiplié par sept entre 1960 et 2013. (Le trafic se mesure en milliards de véhicules-kilomètres : on l’estime à partir d’enquêtes réalisées sur les routes et autoroutes.) Rapporté à ce volume de trafic, le risque de mourir dans un accident de la route a été divisé par presque vingt. Et cette baisse du risque a été continue : c’est à tort qu’on met souvent l’accent sur le pic du nombre de tués en 1972, suivi d’une décroissance qui résulterait d’une soudaine « prise de conscience » et de politiques publiques nouvelles.

Moins de tués sur les routes grâce aux progrès de la médecine.
inconnu/Wikipédia

La baisse du risque existait bien avant 1972 : pour partie, elle est due à des facteurs structurels d’évolution (le taux d’occupation des véhicules a baissé ; la part des conducteurs novices aussi ; les progrès de la médecine ont permis de sauver davantage d’accidentés) sortant du champ d’action des responsables de la sécurité routière qui se résume à la triade comportement-véhicule-infrastructure.

Deuxièmement, on ne peut pas comparer les risques de mortalité routière par habitant de différents territoires sans tenir compte des différences de densité de population entre ces territoires. Il y a toujours moins de tués par habitant dans les zones denses. Comparer la France aux Pays-Bas en utilisant l’indicateur « nombre de tués par habitant » (en 2013, 52 tués par million d’habitants en France, 32 aux Pays-Bas) n’a pas de sens ! Il faut au moins « désagréger » ce ratio en fonction des densités des subdivisions territoriales, et l’on constate alors que la France est un des pays les plus sûrs d’Europe. Mais ce résultat est nié dans la communication officielle, de peur de « démotiver les conducteurs » : on choisit d’indiquer, d’après les ratios bruts, que « treize pays européens ont un taux inférieur à celui de la France » (voir le bilan 2014 de l’ONISR. Ce bilan procède également à des comparaisons entre départements français sans tenir compte de leurs différences de densités).

Connaître la source des chiffres

Un rappel des tendances de long terme et des facteurs permanents d’inégalités spatiales permet que soit pris le recul nécessaire par rapport aux données brutes. Autre précaution indispensable : connaître la source des chiffres pour en comprendre les limites. La source principale des statistiques d’accidents de la route est un fichier national des accidents, tenu par les services de police et de gendarmerie, qui n’est pas adapté pour dénombrer les blessés graves, ni pour déterminer la responsabilité des conducteurs dans les accidents.

La communication publique à base de statistiques sur la sécurité routière est donc exagérément simplificatrice, au point d’apparaître gravement erronée à de bons connaisseurs du domaine comme Jean Orselli. Est-ce grave ? Est-ce que cela influence les politiques publiques, ou bien ces dernières sont-elles menées à partir d’analyses irréprochables, bien loin de telles simplifications ?

Les participants au Café de la statistique du 6 octobre 2015 ne sont pas tombés d’accord là-dessus. Certains estiment que, à l’écart de la communication publique, un savoir scientifique se constitue progressivement pour mieux comprendre les causes des accidents de la route. Pour eux, « l’accidentologie » est une véritable discipline, qui a recours non seulement à la statistique mais à des études de cas approfondies ; et ce sont les résultats obtenus par cette discipline qui orientent la politique de sécurité routière, car les décideurs en tirent profit, au travers, par exemple, du « comité des experts » du Conseil national de la sécurité routière.

D’autres sont moins optimistes, et craignent que les décisions politiques soient influencées par divers lobbies, prompts à exploiter les réactions de l’opinion publique aux statistiques simplistes comme celles que l’on a citées. Les études des experts ne seraient pas indemnes de ces influences, et viendraient surtout conforter ce qui a été décidé pour d’autres raisons.

Il est toujours utile de s’interroger sur les rôles respectifs de l’expertise, de la médiatisation et du lobbying dans la décision politique. Mais revenons à la statistique. Quel que soit le point de vue qu’on a, on perd du temps et de l’énergie lorsque des statistiques mal utilisées orientent sur de fausses pistes. Et pourtant, on ne peut pas se passer de « cadrer » les sujets à l’aide de données reconnues par tous : il ne s’agit pas de rejeter les comptages simples, il s’agit de mieux les connaître pour mieux les utiliser. Rêvons un peu : si un esprit critique constructif par rapport à la statistique était développé dans la population, la place serait déblayée pour des débats publics plus fructueux. Pour en savoir plus, la revue de la SFdS Statistique et Société, accessible gratuitement, consacre dans son numéro 1 de 2016 un dossier aux statistiques de sécurité routière.

Jean-François Royer est membre du groupe « Statistique et enjeux publics » de la SFdS, qui organise les Cafés de la statistique. Il est seul responsable du contenu de cette tribune.

The Conversation

Jean-François Royer, Statisticien, Société Française de Statistique (SFdS)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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