Jean-Marie Charon, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
C’est devenu une tradition printanière, chaque année lors des Assises du journalisme, un état de l’emploi des journalistes est présenté. Il se nourrit des statistiques de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIPJ).
Il est également éclairé par le récapitulatif des grands dossiers ou événements qu’ont connus les entreprises, à l’image des plans de départs volontaires ou plans sociaux. Pour cela la presse professionnelle (La Correspondance de la presse) et plusieurs syndicats de journalistes (SNJ, CFDT, CGT) apportent leurs éclairages réciproques.
Enfin, le collectif organisateur des Assises identifie un thème qui apportera une compréhension supplémentaire à des tendances à l’œuvre qui traversent la profession. Cette année il s’agissait d’une sorte de population cachée de la profession qui n’accède pas la carte de presse et dont la saisie statistique est bien malaisée.
Un effectif en recul, pour une profession qui se féminise et se précarise
Depuis 2009 le nombre de journalistes baisse en France. En 2017 ce nombre est de nouveau en recul, même si c’est avec un petit ralentissement. Il y a désormais 35 047 journalistes détenteurs de la carte de presse. Le moment où l’effectif était le plus fort, ils étaient 37 307. Avec 6,05 % le recul est donc substantiel, même s’il peut paraître modeste au regard de chiffres nord-américains, voire espagnols, où celui-ci est de l’ordre de 30 %.
Ce chiffre peut être également rapporté à celui du poids de la culture dans le PIB français qui passe de 2,5 % à 2,3 % entre 2003 à 2015, selon une récente étude du DEPS (ministère de la Culture). Ce recul touche singulièrement la presse écrite et le livre, puisque sur la même période ces secteurs passent de 0,6 % à 0,4 %. La même étude souligne ainsi que tous emplois confondus la presse écrite proprement dite a perdu 28 % de ses effectifs entre 2009 et 2015.
Les chiffres de CCIPJ pour 2017 montrent que les principaux paramètres sont marqués par des tendances qui se poursuivent sur une longue période : c’est ainsi que la précarité (pigistes et chômeurs détenteurs d’une carte de presse) augmente passant de 22,7 % à 26,2 entre 2006 et 2017. Simultanément la profession continue de se féminiser, puisque l’on passe de 42,9 % à 46,88 % de femmes toujours sur cette période.
Les femmes sont même majoritaires parmi les nouveaux entrants (53 %), majoritaires aussi parmi les précaires, puisqu’elles représentent 53 % des pigistes. En revanche il n’y a que 19 % de femmes détentrices d’une carte de « directeur ».
Le chiffre des premières demandes recule de 22,6 %, passant de 2 162 à 1673, soit de 5,84 % à 4,77 %. Concernant l’évolution de l’emploi précaire l’augmentation qui peut paraître limitée est cependant à prendre avec précaution tant s’installe un emploi journalistique hors carte de presse, avec la multiplication de situations qu’une étude du Carism, réalisée pour l’Observatoire des métiers de la presse et les CPNE, qualifie de « zone grise ».
Des trentenaires quittent la profession
L’analyse des principaux événements qu’ont connus les médias français du point de vue de l’emploi fait ressortir un point préoccupant celui du départ de « trentenaires ». Nombre de ceux-ci se portent candidats au départ de leur rédaction, lors de plans sociaux, plans de départs volontaires, etc. Plus significatif, à cette occasion ils font le choix de réorienter leur carrière en quittant la profession.
À un premier niveau ce constat vient nourrir une observation qu’avait déjà pu faire, le Carism. Selon celle-ci la durée des carrières raccourcissait, au point de se situer, en moyenne, à 15 ans. Dans le détail l’analyse de ces reconversions fait ressortir que le secteur de la communication n’est plus la destination la plus fréquente, d’aucun se tournant davantage vers l’enseignement, la création artistique, des professions culturelles (bibliothécaires), voire le commerce ou la restauration… Pas forcément l’usure, mais un départ précoce d’une profession qui a déçu.
Il y a incontestablement un sujet, concernant l’entrée et la place des jeunes journalistes (trentenaires) dans les entreprises de médias, entre ceux qui en partent prématurément et ceux qui préfèrent prendre le risque de créer leur média – notamment pure player d’information – plutôt que de rejoindre les rédactions des grands médias (cf. The Conversation).
Précarité et « zones grises » de l’emploi des journalistes
Face à l’observation du recul du nombre de journalistes en même temps que se multiplient les emplois précaires ne faut-il pas s’interroger sur l’ampleur réelle que prendrait ce phénomène au point de parler d’une part cachée de l’emploi journalistique, hors de la carte de presse, constituant cette forme de « zone grise » du contournement du statut de pigiste au sens strict et du statut de journaliste tout simplement ?
De quoi serait faite cette zone grise ? Les observations de terrain, comme différents travaux de recherches réalisés sur le sujet font ressortir désormais un ensemble de situations, dont l’ampleur réelle n’est pas toujours simple à évaluer :
Au premier rang de celles-ci figure le phénomène de la pige qui ne permet pas toujours l’obtention de la carte de presse (Part insuffisante dans les revenus, niveau de revenu, etc.). Au regard des statistiques d’Audiens (mutuelle du secteur), il y aurait 19 067 personnes s’étant vu payer des piges en 2017. Ce chiffre est en diminution sensible puisque dix ans plus tôt ils étaient 23 941 soit un recul de 20,40 %.
Dans la même période, le revenu moyen de ceux-ci passerait de 8 241 à 9 122 euros, sachant qu’une telle moyenne n’est pas forcément significative pour des situations très hétérogènes (du pur occasionnel, à la star qui se fait payer un certain nombre de prestations sous forme de pige, en passant par les journalistes dont les revenus sont totalement ou majoritairement le fruit de ces piges). Proches des pigistes pourraient figurer les journalistes rémunérés uniquement en droit d’auteur, mais là l’organisme social dont ils relèvent – les AGESSA – se disent dans l’impossibilité de les comptabiliser.
Une autre catégorie de journalistes cachés est constituée de ceux qui relèvent du statut d’autoentrepreneur, incompatible avec l’attribution de la carte de presse. L’évaluation bute ici sur les statistiques de l’Insee qui recensent 15 876 autoentrepreneurs dans une catégorie « information et communication », sans se montrer disposée à affiner celle-ci.
Autre catégorie encore de « Journalistes cachés » ceux qui sont rémunérés sur statut d’intermittents du spectacle (CDDU). Cette situation est assez répandue dans les sociétés de production audiovisuelle, mais pas seulement. L’évaluation serait de prime abord plus simple, puisque selon Audiens il y aurait 48 journalistes en CDDU. Cependant la faiblesse du chiffre paraît peu crédible. Il faudrait donc se tourner vers un ensemble de catégories regroupées sous l’appellation « Information, antenne, documentation multimédia », soit 7 859, avec des sous catégories qui pourraient inclure des journalistes, de fait, telles « qu’autres métiers de l’information » (668), voire « documentalistes » (330).
Plus problématique encore est la question des « correspondants locaux de presse ». Ceux-ci ne sont pas en principe des journalistes, tout du moins selon leurs employeurs qui parlent de compléments de rémunération. Sauf qu’un certain nombre d’entre eux en font leur unique activité en cumulant les « services », alors que d’autres sont entrés dans la profession en empruntant cette porte. Leur nombre serait de l’ordre de 26 000, mais pour combien qui exerceraient à plein temps, avec un professionnalisme permettant de les assimiler à des journalistes ?
Dans l’ordre de la complexité, il faut également évoquer les « rédacteurs d’information », qui sont employés par des pure players qui refusent le statut d’entreprise de presse, tout comme la convention sociale des journalistes, lui préférant la convention Syntec. Ce sont ici quelques centaines de professionnels employés par des sociétés comme CCM Benchmark, Webedia, AuFéminin.com, etc. pour collecter et traiter de l’information, échanger avec leur public, selon des profils variables qui incluront plus ou moins la surveillance de leur audience et la rémunération publicitaire de celle-ci.
Les points de repère permettant de cerner la zone grise, sont fragiles. Ils tracent cependant une carte dans laquelle des situations se superposent et se recoupent. La carte ne fait que s’esquisser il paraît plus que jamais nécessaire de l’investir, avec des moyens et une méthodologie, professionnels pour accéder enfin à la connaissance de la mutation à l’œuvre. Il ne serait pas anormal que les services de l’État (DGMIC) s’emparent de la question. Le retour sur la décennie de statistiques de pigistes d’Audiens ne valide cependant pas l’idée qu’il y aurait transfert direct des sortants de la carte de presse vers les différents statuts de la zone grise, les deux chiffres diminuants parallèlement, comme l’indique également notre mini focus sur le départ des « trentenaires ».
Jean-Marie Charon, Researcher, sociologist, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.