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Trop fortes pour être femmes, ces athlètes hors-normes que l’on malmène

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L’athlète sud-africaine Caster Semenya.
Africa Top success

Alexandre Hocquet, Université de Lorraine

Zhang Shan.
Cina Wiki

Il s’est passé quelque chose d’inédit et pourtant totalement inaperçu aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992. L’épreuve de skeet (le skeet est une discipline olympique de tir qui ressemble à du ball-trap) a été remportée par l’athlète chinoise Zhang Shan. Le skeet est une des très rares épreuves olympiques mixtes. C’est la seule épreuve mixte de l’histoire des JO a avoir été remportée par une femme (devant deux hommes qui complétèrent le podium). Il s’est passé quelque chose d’encore plus étonnant et encore plus inaperçu aux JO suivants : Zhang Shan n’a pas pu défendre son titre. L’épreuve de skeet a été définitivement interdite aux femmes. Être femme et gagner, ce n’est pas acceptable. L’histoire de Caster Semenya en est un exemple encore plus violent.

Le cas Semenya

Caster Semenya est une athlète sud-africaine, spécialiste du 800 mètres et championne olympique. Elle devient championne du monde en 2009 et ses performances spectaculaires font qu’elle est immédiatement soupçonnée de tricherie. Caster Semenya est accusée à demi-mot d’être un homme par de nombreuses concurrentes et dans les médias.

Un « test de genre » est réalisé à son insu, elle est interdite de concourir, puis de nouveau autorisée à le faire à condition de suivre un traitement hormonal. En cause, sa production de testostérone (naturelle) jugée trop importante pour une femme. Suite à une mésaventure similaire, l’athlète Dutee Chand attaque l’IAAF (la Fédération internationale d’athlétisme) au TAS (Tribunal d’arbitrage du sport) et obtient que l’hyperandrogénie (c’est le nom de cette production exceptionnelle de testostérone) n’entraîne plus la radiation des athlètes féminines… du moins tant que l’IAAF ne peut prouver scientifiquement que la sécrétion naturelle de testostérone procure un avantage « injuste ». Cette décision permet à Semenya de courir de nouveau librement en 2016, et elle gagne l’épreuve de 800 m des jeux olympiques. Cette victoire, la plus médiatique, provoque dans les médias les réactions désabusées de ses concurrentes.

Hyperandrogénie et testostérone

La testostérone est une hormone mâle. Elle est particulièrement utile pour ses fonctions anaboliques : elle participe à l’augmentation de la masse musculaire. C’est de fait, avec les produits de la même famille appelés stéroïdes, le produit dopant le plus utilisé en athlétisme.

Certaines personnes présentent une condition d’hyperandrogénie, particulièrement celles appartenant à des catégories dites « intersexes » (c’est-à-dire difficiles biologiquement à classer en tant qu’homme ou femme, à la fois phénotypiquement (organes sexuels non typiquement mâles ou femelles), génétiquement (chromosomes ni XX ni XY) ou endocrinologiquement (productions d’hormones non typiquement mâles ou femelles). Une femme hyperandrogène produit naturellement une quantité de testostérone équivalente ou même supérieure à celle d’un homme. Chez les athlètes, êtres exceptionnels par définition, cette condition se retrouve plus fréquemment que dans une population normale. Ironiquement, de nombreuses femmes hyperandrogènes (y compris chez les athlètes) sont insensibles à la testostérone qu’elles produisent et n’en tirent donc aucun avantage anabolique.

Traquer la frontière entre hommes et femmes

Historiquement, les organismes gouvernant le sport (et particulièrement l’athlétisme) ont toujours eu l’ambition de tracer la frontière entre hommes et femmes par souci « d’équité ». Comprendre : par peur paranoïaque qu’un homme se déguise en femme pour gagner facilement une compétition réservée à des catégories plus faibles que lui (ce qui n’est pourtant jamais arrivé).

Cette préoccupation est si grande que l’IAAF a convoqué, au cours du vingtième siècle, plusieurs sciences différentes (l’anatomie, puis la génétique, puis l’endocrinologie) avec comme mission de pouvoir séparer clairement hommes et femmes. L’effet a été opposé : il a mis en évidence que la frontière entre homme et femme est de plus en plus floue. L’examen des organes génitaux ne permet pas forcément de trancher. Les examens génétiques révèlent des individus qui ne sont ni XX ni XY. Certaines femmes produisent naturellement une grande quantité de testostérone.

Essayer de définir le fait d’être un homme ou une femme par le taux d’une hormone dans le sang implique que de nombreuses personnes se retrouvent entre les deux. De surcroît, le sport est la seule institution qui se permet de décider à la place de l’individu s’il est un homme ou une femme, contre son avis (jusqu’à le torturer). Mais il y a pire : étant donné le caractère dopant de la testostérone exogène (celle qu’on s’injecte), cette définition présente l’homme comme supérieur, la femme comme inférieure… et la femme qui produit trop de testostérone (donc trop forte pour son sexe) est considérée comme une tricheuse.

La course à la « preuve scientifique »

L’affaire Dutee Chand avait forcé en 2015 le TAS à un verdict : l’IAAF devait prouver qu’il est « scientifiquement fondé » que la testostérone procure un « avantage injuste » et elle disposait de 24 mois pour ce faire. L’IAAF a donc fait appel à une équipe française d’endocrinologues et de médecins du sport (financée directement par elle) pour publier en un temps record (moins de quatre mois entre la soumission et la publication, avec révision entre temps !) une étude statistique entre taux de testostérone d’athlètes en compétition et résultats sportifs.

Il ne s’agit pas de fraude mais d’un cas typique ou tout est fait pour produire le résultat attendu le plus rapidement possible. Les multiples défauts (de conception, de réalisation, méthodologiques, statistiques et même de justification a posteriori) ont été critiqués immédiatement dans plusieurs publications. Les résultats des travaux avancent un « avantage injuste » principalement au lancer du marteau, et, moins significativement, au saut à la perche et au demi-fond – et pas du tout en sprint, pourtant la discipline la plus sensible aux avantages supposés de la testostérone. Et pourtant, sur la base de ces travaux, l’IAAF décide d’interdire les taux trop élevés de testostérone uniquement dans les épreuves de demi fond, justement celles que court Caster Semenya.

Du « gender test » à l’« unfair advantage »

Quand Caster Semenya a commencé à gagner en 2009, le « test de genre » avait été effectué à son insu. En plus d’être accusée (injustement) de tricherie et d’être déchue de ses titres, elle avait été publiquement humiliée : elle n’était pas une « vraie » femme.

Après sa victoire aux JO de Rio, le lynchage médiatique avait repris de plus belle. Pour ne pas être accusé de sexisme, l’IAAF a abandonné la rhétorique du « test de genre » (en fait un test de sexe : trancher si on est « biologiquement » un homme ou une femme) pour celle de « l’avantage injuste » et de « l’équité » dans le sport, concept encore plus tordu : quoi de plus inéquitable que le sport puisqu’il faut un vainqueur, et que celui ci est forcément plus fort que les autres, pour quelque raison que ce soit ?

Les femmes n’ont pas le droit d’être trop fortes

On notera qu’il n’est jamais question « d’avantage injuste » chez les hommes, que ça soit lié à la production de testostérone ou autre chose. Si jamais une femme sportive devient trop forte, alors on considère tout simplement qu’elle n’est plus une femme (et on lui dit qu’elle a le droit de concourir avec les hommes, en première division). Le processus est comparable – toutes proportions gardées – à la difficulté de définir, pour l’institution sportive, qui est « suffisamment invalide » pour concourir dans les disciplines paralympiques.

The ConversationOn aurait tort de considérer le sport comme futile, particulièrement dans les mouvements féministes. Le sport est, entre autres, une entreprise de morale. Il agit par la règle : il impose, aux individus même, une définition de qui est femme et qui est homme. Son but est, entre autres, de maintenir les femmes à leur place : en dessous des hommes. Zhang Shan a disparu du paysage sportif dans l’indifférence. Mais les cas de Caster Semenya et de Dutee Chand sont plus graves : on ne les empêche pas seulement de courir, on les empêche d’être des femmes.

Alexandre Hocquet, Professeur des Universités en Histoire des Sciences, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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