Boris Chaumette, McGill University
Ces derniers jours ont vu une succession d’attentats et de crimes commis avec des véhicules béliers en France, aux États-Unis et en Espagne.
Certains sont planifiés et obéissent à une idéologie revendiquée. D’autres semblent être des répliques mimétiques d’individus isolés, notamment à Marseille et à Sept-Sorts, relançant ainsi le débat entre terrorisme et psychiatrie. À l’évidence, nombre de passages à l’acte psychiatrique sont influencés par une thématique terroriste qui alimente, plus largement, les délires des patients.
Pour autant, qu’un patient délire autour du djihad ne fait pas de lui un terroriste en puissance à coup sûr. Au moment où le ministre de l’Intérieur, Gerard Collomb, déclare vouloir mobiliser les psychiatres dans la lutte contre le terrorisme, la profession se doit d’éclaircir un débat mal engagé et de veiller à ce que les droits des patients soient respectés.
Au Moyen-Age, pas de délire sur des puces électroniques dans le cerveau
Rappelons d’abord qu’en psychiatrie, les délires apparaissant dans des pathologies comme la schizophrénie ou certaines formes de bipolarité peuvent être regroupés selon leur thématique : délire de persécution, délire mystique, délire de grandeur (mégalomanie), délire de jalousie… Parfois le thème reste flou et le délire est alors dit paranoïde. Selon des travaux relevant de l’histoire ou de la psychiatrie, le thème ne surviendrait pas par hasard chez un individu mais serait guidé par ses croyances et par les préoccupations présentes dans la société. Il suffit, pour s’en convaincre, de souligner que l’un des délires récurrents de notre époque, autour de puces électroniques implantées dans le cerveau, n’a jamais été rapporté pour la période du Moyen-Age.
De la même façon, certains délires n’existent que dans certaines cultures, comme le montre l’ethnopsychiatrie. Citons l’exemple de l’Amok, décrite depuis plus d’un siècle, principalement en Asie du Sud-Est et en Océanie. Ce comportement se déclenche principalement chez les individus de sexe masculin suite à des humiliations ou des moqueries publiques. Le patient présente brutalement une forme de rage incontrôlable, tuant des gens qu’il rencontre sur son passage avant de se suicider ou de se rendre de lui-même aux autorités.
Sans nier que les causes des maladies psychiatriques sont en grande partie biologiques, l’expression de ces maladies n’échappe donc pas à une certaine norme sociale. De tout temps, les symptômes psychiatriques ont été liés au contexte sociétal.
La disparition de l’hystérie, courante au début du XXe siècle
Dès l’Antiquité, Hippocrate a décrit dans ses Traités de médecine les symptômes de l’hystérie, regroupant des paralysies, des mouvements désordonnés ou des sensations corporelles étranges. Cette présentation clinique intrigante, inexplicable par la neurologie, a été à la base des cours du professeur Jean‑Martin Charcot à la Pitié-Salpêtrière et de la naissance de la psychanalyse avec Sigmund Freud. Cette présentation semblait très courante dans la société occidentale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Puis elle a régressé jusqu’à être démantelée en plusieurs entités séparées.
Dans les dernières versions du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (ou DSM pour Diagnostic and Statistical Manual), ouvrage de référence décrivant et classifiant les troubles mentaux, l’hystérie n’est plus reconnue comme un trouble en tant que tel. Ainsi, la description des maladies mentales évolue non seulement avec les connaissances scientifiques mais aussi avec les présentations cliniques, variables au cours de l’histoire.
Un autre exemple de pathologie quasiment disparue est la fugue dissociative. Une épidémie de voyages pathologiques est survenue à la fin du XIXe siècle et demeure encore inexpliquée à ce jour. Les patients disparaissaient pendant plusieurs jours, sans prévenir leurs proches, prenant parfois une autre identité, puis revenaient à leur vie antérieure sans séquelle.
Des épidémies de suicide quand une célébrité met fin à leur jour
L’actualité influence sans doute certains individus ayant des troubles psychiatriques. Des « épidémies » de suicide ont ainsi été décrites quand une œuvre de fiction sort à ce sujet ou quand une célébrité met fin à ses jours. Le phénomène a été dénommé effet Werther en référence à une vague de suicides qui s’est produite en Europe lors de la parution en 1774 du roman de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther.
Il pourrait s’agir d’une corrélation sans lien de cause à effet. Toutefois, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a travaillé avec l’organisation non-gouvernementale International Association for Suicide Prevention (IASP) pour émettre des recommandations destinées aux médias afin de prévenir la contagion suicidaire. Le programme français Papageno encourage les médias à parler de tels événements sans décrire, par exemple, le mode opératoire.
Il est probable que la recrudescence des actes terroristes et leur médiatisation encouragent certains individus à passer à l’acte de manière similaire. Cela n’en fait pas, pour autant, des terroristes.
« Mobiliser l’ensemble des hôpitaux psychiatriques »
C’est pourtant ce qu’on peut entendre dans les propos du ministre de l’Intérieur, Gerard Collomb. Il a affirmé, le 18 août, qu’en matière de terrorisme, certains actes viennent de « gens qui se radicalisent brutalement avec souvent des profils psychologiques extrêmement troublés ». « À peu près un tiers » des personnes signalées pour radicalisation « présentent des troubles psychologiques », selon une autre de ses déclarations. Il a dit souhaiter « mobiliser l’ensemble des hôpitaux psychiatriques et les psychiatres libéraux de manière à essayer de parer à cette menace terroriste individuelle » et mettre en place des protocoles « lorsqu’un certain nombre de gens ont des délires autour de la radicalisation islamique ».
Ces propos ont soulevé une vague d’indignation dans la profession, comme le rapporte le psychiatre David Gourion dans une tribune publiée dans le Monde. Par ailleurs, il est évident que le secteur de la psychiatrie n’a pas attendu ces consignes pour jouer son rôle en matière de sécurité publique. En cas de dangerosité repérée chez un individu, les soins psychiatriques obéissent notamment à l’article L3213-1 du Code de la Santé publique qui prévoit des hospitalisations sous contraintes, en lien avec les préfets.
Il s’agit d’un cas qui déroge à la règle du secret médical. Mais cette exception ne saurait être invoquée à chaque fois qu’un patient tient des propos évoquant la radicalisation islamique. Le Conseil national de l’ordre des médecins estime que « ces situations peuvent poser un problème éthique au regard de l’obligation déontologique du respect du secret médical » et conseille aux praticiens de rechercher le soutien du Conseil. Il rappelle également que « face à un individu isolé radicalisé ou en voie de radicalisation, le médecin doit se poser la question de l’existence d’une pathologie psychiatrique sous-jacente. »
Des propos qui disparaissent avec la prise en charge
Les propos tenus au cours d’un délire sont généralement oubliés par le patient comme par son entourage, ou au moins vus avec du recul après un traitement adéquat des troubles. Il peut sembler inutile, dès lors que les symptômes ont disparu, de stigmatiser un patient qui n’est pas responsable des propos tenus avant sa prise en charge. De même que la place d’un malade psychiatrique qui commet un acte répréhensible grave est à l’hôpital et non en prison., il serait illogique de ficher S tous les patients psychiatriques dont le délire fait écho de près ou de loin aux attentats terroristes.
Si les patients font preuve de mimétisme vis-à-vis de ces actions violentes, c’est aussi sans doute parce que notre société hyperconnectée déverse sans filtre sur les citoyens les images de chaque nouveau fait divers, rapporté dans l’immédiateté. Il y a plusieurs décennies déjà, en 1961, le philosophe Michel Foucault déclarait avec provocation au journal Le Monde : « Chaque culture, après tout, a la folie qu’elle mérite. » (texte 5 du tome 1 de son œuvre Dits et écris). Il mentionnait également que « la folie n’existe que dans une société ». Le contenu des pensées, même malades, n’est pas sans lien avec les grands thèmes qui font l’actualité.
Boris Chaumette, Psychiatre, neurobiologiste, McGill University
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.