
Claire Nevache, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Donald Trump réitère régulièrement son intention de reprendre le contrôle du canal de Panama, poumon économique de l’État panaméen sur lequel ce dernier exerce une pleine souveraineté depuis 1999. En s’appuyant sur l’argument de la construction et de la possession passée du canal par les États-Unis, l’hôte de la Maison Blanche ravive les tensions héritées de cette période coloniale et révèle une vision prédatrice de l’ordre mondial. Le récent rachat par le fonds d’investissement BlackRock de la concession des deux ports, situés aux deux bouts du canal, ne lui suffit pas.
Donald Trump a fait part de sa volonté de remettre la main sur le canal de Panama le 21 décembre 2024, avant même sa prise de fonctions. La date est hautement symbolique pour les Panaméens : ils venaient de commémorer, la veille, les 35 ans de l’invasion états-unienne destinée à renverser le dictateur Manuel Noriega. Cette opération militaire avait causé un nombre de morts, encore incertain aujourd’hui, estimé entre quelques centaines et quelques milliers, ainsi que le déplacement de 20 000 réfugiés.
L’intérêt du président des États-Unis pour le canal de Panama reflète une vision de l’ordre mondial où prévaut la force et où les pays périphériques ont vocation à être vassalisés par les puissances régionales.
Au XXᵉ siècle, un canal sous le contrôle des États-Unis
Province périphérique de la Colombie à partir de l’indépendance que cette dernière arrache à l’Espagne en 1823, le Panama tente plusieurs fois d’obtenir sa propre indépendance au cours du XIXe siècle, sans succès.
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C’est le début de la construction du canal de Panama, en 1881, qui permet au pays d’accéder à son indépendance 22 ans plus tard, au prix d’une perte d’une partie de sa souveraineté. En effet, après l’échec de la tentative française, le projet est cédé aux États-Unis, qui reprennent la construction du canal à partir de 1903 et soutiennent l’indépendance du nouvel État, proclamée cette année-là. Le canal est inauguré à la veille de la Première Guerre mondiale, mais il reste, ainsi qu’une frange de terre de huit kilomètres sur chacune de ses rives, sous le contrôle des États-Unis. Une vingtaine de bases militaires sont installées le long de cette infrastructure, et une centaine dans tout le pays.
Cette enclave, appelée « zone du canal », est alors interdite d’accès aux Panaméens s’ils ne disposent pas de sauf-conduit pour y travailler. Les villes panaméennes qui s’y trouvent sont rapidement déplacées en dehors de la zone. La zone du canal est organisée selon une logique de ségrégation raciale et ses limites coupent le pays en deux. Jusqu’au début des années 1930, les élections panaméennes, ainsi que les mouvements sociaux sont presque systématiquement l’objet d’interventions de la part des États-Unis.
Dans la seconde moitié du siècle, dans le contexte de la décolonisation et de l’essor du Mouvement des non-alignés, la situation du canal et de sa zone devient une source croissante de tensions.
En 1959, des étudiants s’introduisent dans la zone au cours d’une opération connue sous le nom d’opération Souveraineté et plantent 75 drapeaux panaméens, immédiatement retirés par les forces de police états-uniennes. Lorsque des manifestants tentent de réitérer l’opération à l’occasion de la fête nationale, le 3 novembre, ils sont durement réprimés.
En 1964, des lycéens pénètrent une nouvelle fois dans la zone pour réclamer que le drapeau panaméen y soit hissé aux côtés du drapeau états-unien, comme le prévoyait un accord signé l’année précédente entre les deux pays. Cette fois, la répression fait 22 morts parmi les manifestants, dont plusieurs mineurs. Cette journée reste marquée pour les Panaméens comme le « Jour des martyrs » et est considérée comme un moment fondamental de la lutte pour la récupération de la souveraineté du pays sur le canal.
Celle-ci est finalement scellée par les accords Torrijos-Carter de 1977 des noms du général Omar Torrijos, au pouvoir depuis 1968 suite à un coup d’État, et de Jimmy Carter, alors président des États-Unis.

Carter White House Photographs Collection
Le traité que Donald Trump a qualifié lors de son discours d’investiture, le 20 janvier 2025, de « cadeau insensé », prévoyait la restitution progressive de la zone du canal à partir de 1979 et celle du canal lui-même en 1999. Ce qui fut fait.
Le canal, poumon économique du Panama
Aujourd’hui, environ cinq pour cent du commerce mondial transitent par le canal, sous contrôle panaméen depuis 25 ans. En 2024, cela représentait 11 240 bateaux et plus de 210 millions de tonnes de marchandises, générant 3 381 millions de dollars de droits de péage. Les États-Unis sont les premiers utilisateurs mondiaux, avec près de 75 % du volume de marchandises en provenance ou à destination de leur territoire. Ils sont suivis par la Chine, avec un peu plus de 20 %, et par le Japon.
Notes du CERI, Sciences Po
Pour un bateau naviguant entre l’Asie et la côte orientale (East Coast) des États-Unis, le passage par le canal de Panama permet de raccourcir le trajet d’environ 5 000 km. Par ailleurs, le Panama a massivement investi entre 2007 et 2016 dans la construction de nouvelles écluses permettant d’accueillir des bateaux Neopanamax, ayant une capacité près de trois fois supérieure aux porte-conteneurs antérieurs. Malgré des difficultés liées aux changements climatiques et à la baisse de la disponibilité en eau, les activités du canal représentent environ 6 % du PIB du pays et 8 % des apports au budget de l’État.
L’annonce par Donald Trump de sa volonté de récupérer le canal de Panama a donc été reçue avec stupeur et incrédulité par la population : il semble impensable de renégocier la souveraineté de la zone de transit, pilier de l’économie du pays et élément fondamental du récit national. Alors que le président des États-Unis a affirmé qu’il n’écartait pas la possibilité d’une intervention militaire, nul n’est capable aujourd’hui de savoir s’il s’agit d’une bravade pour intimider ce pays d’Amérique centrale ou d’une menace sérieuse.
Le camp républicain a cependant l’air de le prendre au sérieux. Un projet de loi a été déposé au Congrès pour le rachat du canal de Panama, tandis qu’un autre texte, déposé par un représentant démocrate propose d’interdire l’utilisation de fonds fédéraux pour l’invasion du Canada, du Groenland ou encore du Panama.
De plus, les Panaméens entretiennent une relation ambiguë avec les États-Unis. Malgré une histoire pleine de tensions, il s’agit du premier partenaire commercial du pays, et de nombreuses familles ont vu un ou plusieurs de leurs membres émigrer pour vivre le « rêve américain ». Ainsi, en 2023, 77 % des citoyens avaient une vision positive ou très positive des États-Unis (alors que ces chiffres étaient de 50 % concernant l’UE et 42 % concernant la Chine). Trump est cependant bien moins apprécié de l’opinion publique (seulement 21 % en avaient une opinion favorable – et ce, avant ses prises de positions sur le canal). Certains ont donc commencé par voir dans ces exigences une fantaisie du président, et une réédition de déclarations qu’il avait déjà prononcées, sans conséquences majeures, lors de son premier mandat.
Les semaines suivantes ont cependant confirmé la vision impérialiste du monde de Donald Trump, pour qui le Panama et le Groenland constituent deux accès stratégiques aux océans, par le sud et par le nord, qu’il entend bien contrôler.
Des fake news au service de l’argumentaire de Donald Trump
Donald Trump a ainsi répété de nombreuses fois depuis le 21 décembre sa volonté de récupérer le canal, en avançant des arguments maintes fois démentis. Il prétend ainsi que 38 000 États-Uniens auraient perdu la vie sur le chantier ; le nombre de morts est en réalité estimé à environ 5 600 pendant la période de construction nord-américaine, dont moins de 400 États-Uniens. La plupart étaient des travailleurs antillais, principalement venus de Jamaïque et de Barbade, mais aussi de Martinique et de Guadeloupe.
Donald Trump dénonce également la « bêtise » d’avoir vendu pour un dollar symbolique un actif stratégique aussi important, faisant ainsi passer cet événement pour un simple acte de « générosité » de la part des États-Unis. Par ailleurs, le président a dénoncé les droits de passage, qu’il qualifie d’« arnaque ». Selon l’administration Trump, les navires états-uniens, et notamment ceux de la Marine nationale, ne devraient pas payer de droits de passage, compte tenu du rôle historique des États-Unis dans la construction du canal. En réalité, les droits de passage sont les mêmes pour tous les utilisateurs, bien que les États-Unis soient effectivement l’un des principaux contributeurs du fait de leur utilisation du canal.
Un autre argument répété à outrance est la prétendue influence excessive de la Chine sur le canal, qui menacerait désormais la sécurité de la route interocéanique. Une entreprise hongkongaise, CK Hutchison, possédait en effet depuis presque trente ans la concession de deux des cinq ports situés de chaque côté du canal. Toutefois, le gouvernement panaméen rejette l’idée d’un contrôle chinois sur le canal, rappelant que sa gestion est assurée par une autorité publique indépendante.
Les démentis de l’administration panaméenne n’ont pas empêché le gouvernement des États-Unis de continuer à réclamer la restitution du canal. Le Panama a été mentionné pas moins de six fois par Donald Trump, lors de son allocution d’investiture du 20 janvier 2025, et Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État des États-Unis, y a effectué sa première visite officielle.
José Raúl Mulino, le président conservateur du Panama, élu en mai 2024 et dont le gouvernement est plutôt favorable à Washington, a été clair : le canal n’est pas contrôlé par le Parti communiste chinois et il est hors de question de rejouer les négociations de souveraineté sur le canal des années 1960.
Un État contraint de céder aux pressions états-uniennes
Cependant, la pression exercée par l’administration Trump a obligé le Panama a céder sur d’autres points : le pays est ainsi devenu un pays « tiers » dans la gestion de la migration états-unienne, contraint d’accueillir les ressortissants de pays qui ne coopèrent pas avec les États-Unis.
Trois cents personnes originaires d’Asie centrale et du Moyen-Orient, dont plusieurs familles, sont ainsi arrivées sur le sol panaméen, depuis la visite de Marco Rubio, et sont désormais détenues dans des centres de rétention sans clarté sur leur statut légal ni leur devenir.
Lors de la visite de Rubio, le Panama a également cédé aux États-Unis l’usage d’une piste d’atterrissage dans le Darién – zone de jungle située à la frontière avec la Colombie – qui laisse craindre la réinstallation de bases militaires dans le pays. Pour le Panama, cela représente la réminiscence d’un passé colonial, alors que les dernières bases avaient fermé avec la restitution du canal en 1999. Pour Trump, en revanche, la réinstallation d’une base de ce type pourrait permettre aux États-Unis de contrôler directement la frontière et les enjeux migratoires, mais aussi leur assurer une position stratégique proche de la voie interocéanique.
Le Panama s’aligne sur les États-Unis lors des votes aux Nations unies, y compris sur le conflit en Ukraine, le 24 février 2025, et a soutenu le candidat de Washington pour succéder au représentant de l’Uruguay au secrétariat général de l’Organisation des États américains (OEA), organisme de coopération régionale en matière de gouvernance démocratique, de sécurité et de respect des droits humains.
Enfin, le Panama s’est engagé à sortir des « nouvelles routes de la soie », le réseau planétaire d’investissements chinois, et à évaluer les concessions chinoises des deux ports. Ce dernier point a finalement été court-circuité le 4 mars, avec l’annonce de la vente par CK Hutchison de toutes ses concessions portuaires à l’entreprise états-unienne BlackRock, à l’exception de celles se trouvant sur les côtes chinoises.
S’il est difficile de penser qu’une transaction de cette importance ait été négociée en si peu de temps, il est fort probable que les pressions géopolitiques aient accéléré la vente, l’entreprise ayant par ailleurs confirmé que la Maison Blanche a été maintenue au courant des détails des négociations. Quel est l’intérêt des Chinois à céder un réseau d’infrastructures portuaires mis en place depuis plus de vingt ans ? Est-ce là le reflet d’un accord de « répartition du monde » entre Washington, Moscou et Pékin ?
Toujours est-il que si le Panama pensait que la cession de la concession de CK Hutchison à BlackRock allait lui permettre de se faire oublier, Donald Trump s’est chargé le jour même, lors de son premier discours à la nation, de réitérer son souhait de « récupérer le canal »…
Claire Nevache, Doctorante en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.