France
Partager
S'abonner
Ajoutez IDJ à vos Favoris Google News

Que nous dit la suspension de Guillaume Meurice sur la satire politique française ?

ActuaLitté, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons
ActuaLitté, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

Guillaume Grignard, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Dans un court article d’une œuvre immense, le médiéviste français Jacques le Goff s’est penché sur le rire au Moyen-Âge et nous disait une formule célèbre qu’on peut paraphraser ainsi « Dis-moi de quoi et de qui tu ris, et je te dirais qui tu es ».

Depuis les polémiques autour de la blague de Guillaume Meurice en octobre 2023 et son amplification récente qui a amené l’humoriste à être écarté de l’antenne de France Inter, beaucoup a été dit et plus que jamais cette discorde largement médiatisée et relayée dit quelque chose sur la France d’aujourd’hui. Cet article a comme objectif de cerner cette problématique par le prisme interdisciplinaire des travaux sur l’humour.

Analyse d’une blague

La littérature spécialisée sur le rire reconnaît en général trois grandes écoles qui appréhendent le phénomène : l’incongruité – utilisée souvent en linguistique – qui explique le rire par le décalage entre ce qui est attendu et ce qui survient ; le rire de supériorité – dont on retrouve traces chez Hobbes ou Bergson – qui analyse le rapport social entre le rieur et sa victime ; et le rire de libération de tendance freudienne qui concerne le lien entre le rire et les tabous.

La particularité de la blague de Guillaume Meurice, comparant Benyamin Nétanyahou à « une sorte de nazi sans prépuce » est qu’elle s’inscrit dans toutes les catégories. Il y a à la fois un élément paradoxal, utiliser le mot « nazi » pour qualifier un dirigeant israélien, un rapport particulier entre le rieur et sa cible et une référence à un organe génital.

Le deuxième élément me semble particulièrement intéressant à investiguer. En adressant ce sarcasme au premier ministre israélien, Guillaume Meurice utilise à la fois cet humour d’inversion des rapports de force puisqu’il s’en prend à quelqu’un qui a plus de pouvoir que lui. Il recourt alors à l’humour comme arme des opprimés. Mais en même temps, en osant cette formulation incongrue, il blesse une partie de la communauté juive, traumatisée par l’holocauste. Cette formule humoristique, quoiqu’on en pense à titre personnel, montre bien toute l’ambivalence de l’humour, à la fois arme des plus faibles et alibi innocent pouvant permettre toute interprétation. S’il ne fait aucun doute que Guillaume Meurice n’est ni antisémite, ni auteur d’une blague antisémite comme l’a démontré d’ailleurs la justice en classant sans suite la plainte qui lui était adressée, la blague qu’il a prononcée et réitérée illustre la polarisation que peut générer l’humour.

Des outils linguistiques pour analyser l’humour

En m’appuyant sur un article fondamental pour la discipline par le linguiste Patrick Charaudeau, j’ai établi une grille de codage originale pour mesurer le discours des humoristes lors d’émissions en radio et en télévision. Cette grille s’inspire directement des théories de la supériorité et permet de mesurer la cible et la manière avec laquelle les humoristes ciblent les personnalités politiques.

Appliquée à l’émission Le grand dimanche soir, cette grille démontre comment le spectre politique français divisé en trois grands blocs lors des élections présidentielles 2022, se reproduit et se reconstruit au cours de cette émission. En outre, cette émission est désormais en public, ce qui permet d’intégrer le niveau d’applaudissement et les réactions des spectateurs.

L’analyse s’appuie alors sur des travaux en sociologie pour montrer comment l’émission rassemble un auditoire de gauche pour se moquer à la fois de la majorité présidentielle et des mandataires politiques du Rassemblement national, sur fond de guerre médiatique avec CNews et L’heure des pros, qui se prennent mutuellement pour cible à intervalle régulier.

Pour repartir sur le propos introductif emprunté à Jacques le Goff, cette analyse démontre que la France est un pays profondément divisé aujourd’hui et que l’humour amplifie cette division en accentuant les frontières entre les groupes politiques. Loin d’apaiser les tensions et d’offrir une soupape qui rassemble l’hexagone, l’émission Le grand dimanche soir, tirée par le public présent sur place et les excellentes audiences, rassemble la France progressiste face à l’extrême droite et à la majorité présidentielle. Loin d’épouser ici les approches psychologiques qui voient l’humour comme une forme de guérison, cette émission est plutôt un théâtre politique au contenu foisonnant pour les politologues, qui reproduit le rapport de force à l’Assemblée nationale.

L’humour comme thermomètre démocratique

La polémique autour de la blague de Guillaume Meurice nous invite à tempérer les vertus pacificatrices qu’on attribue régulièrement à l’humour. Au contraire, inspiré par le livre plutôt pessimiste de Bergson et d’autres ouvrages récents qui vont dans la même direction, l’humour apparaît dans ce contexte comme une arme politique de la division qui cristallise les identités entre les groupes et où chaque camp se rassemble contre les autres par l’alibi innocent du comique.

Il m’apparaît important de bien nuancer et préciser le propos. Il ne s’agit pas de dire ici que les humoristes de France Inter ont l’intention de diviser le pays davantage chaque dimanche, leurs intentions sont éminemment bienveillantes. Mais au contraire, il s’agit de montrer comment la division profonde de la société française, conjuguée à la présence du public qui excite le show dominical, s’exporte sur les planches des humoristes qui deviennent malgré eux des figures politiques de leur public. À aucun moment lors de mes recherches, je n’ai rencontré d’humoristes qui étaient sincèrement convaincus de jouer un rôle politique ou qui revendiquaient une quelconque forme de militantisme. Ce ne sont pas les humoristes qui ont un impact sur la société, c’est tout au contraire la société qui impacte leur travail et l’ampleur que prennent leurs blagues.

En conclusion, l’humour apparaît ainsi comme un véritable thermomètre démocratique, de quoi peut-être formuler une loi ou une relation de causalité à démontrer dans de futures recherches : plus une société démocratique parvient à rire d’elle-même, mieux elle se porte. A contrario, plus la société est divisée, moins elle parvient à se rassembler par le rire. L’ambivalence de l’humour apparaît alors comme un outil pertinent pour penser la solidité démocratique d’une société. L’éviction provisoire de Guillaume Meurice de France Inter serait ainsi le signal d’une France profondément divisée et marquée par la haine de l’autre camp, de quoi donner à l’humour un champ particulièrement fécond dans l’optique des élections présidentielles de 2027.The Conversation

Guillaume Grignard, Chercheur FNRS en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

France