L’accouchement d’Alcmène. Gravure de Virgil Solis pour les « Métamorphoses » d’Ovide (1581)
Wikimedia, CC BY-SA
Camille Zimmermann, Université de Lorraine
« Il n’y a qu’un seul temple dans l’univers… c’est le corps humain. » Je me suis toujours sentie en accord avec cette phrase de Thomas Carlyle. Mais après plusieurs années à en constater de nombreux démentis, j’en viens à me demander si le temple ne serait pas plutôt le corps de l’homme – celui avec un petit h.
Le viol, acte profanateur dont on ne peut se remettre
Au moment où j’écris cet article, à savoir la veille du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, il s’est passé peu de temps depuis les Golden Globes et les Césars qui ont chacun récompensé le film Elle de Paul Verhoeven. Il relate la manière dont une femme, jouée par Isabelle Huppert, se remet assez aisément de son viol et joue un jeu pervers avec le violeur, avec le désir affiché qu’il recommence. Un discours pour le moins dangereux que Delphine Aslan a déjà parfaitement décortiqué dans sa tribune « Elle fait bander les critiques, il est à gerber » du Huffington Post, ou encore Ginette Vincendeau à l’occasion d’un billet sur le blog Genre et écran.
Mais si ces billets accusent Elle – à juste titre – d’alimenter la culture du viol et l’idée qu’au fond les femmes n’attendent que ça, le propos du film permet de poser une question, celle de la guérison qui suit une agression sexuelle.
Car le viol mène à une situation à double tranchant pour l’agressée. Bien souvent, les interlocuteurs vont chercher à savoir s’il n’y a pas quelque chose dans son apparence ou son habillement qui excuse, explique le crime – le blog Coupable de mon viol recense de nombreux témoignages qui le démontrent.
Même lorsqu’on veut bien lui accorder le titre de victime de son viol, il s’agit alors pour la femme de mériter de le garder.
Comprenez, une vraie victime de viol doit se sentir irrémédiablement souillée, le traumatisme doit être aussi profond que permanent, et tourner la page pour s’en remettre semble suggérer que, finalement, l’agression n’est plus si avérée.
Le vagin d’une femme est un sanctuaire et la personne qui est frappée du déshonneur n’est pas tant celle qui y a pénétré de force mais celle à qui il appartient. Virginie Despentes décrit d’ailleurs déjà en 2006 dans son livre King-Kong théorie cette pression mise sur les épaules des femmes agressées, et parle de « l’appareil de surveillance des femmes qui se met en branle » dès lors qu’une d’entre elles ose dénoncer son viol.
Les violences gynécologiques, actes « médicaux » dont la légitimité est difficilement contestable
Je n’ai jamais connu de viol. Je ne peux donc pas me prononcer, avoir une quelconque idée de la manière dont on se reconstruit, quel est le délai pour aller de l’avant – même si je suis persuadée que toutes ces questions amènent des réponses individuelles pour chaque cas. En revanche, j’ai été sexuellement agressée par le personnel médical qui m’a accouchée il y a quatre ans.
Depuis que j’ai formulé cela, j’ai trouvé sur Internet quantité de témoignages qui m’ont montré que je n’étais pas la seule à avoir subi des maltraitances d’ordre gynécologique. Je n’ai cessé alors de questionner cette contradiction aussi absurde que cynique : le viol doit vous traumatiser à vie, mais les abus pratiqués par un professionnel sur notre corps et a fortiori notre sexe doivent être admis.
Pourtant, la loi est claire : « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». En théorie, les patientes devraient donc avoir toute la légitimité nécessaire pour dire que n’importe quel acte pratiqué sur leur corps sans leur en demander l’autorisation ou même les en informer est intolérable.
Dans les faits, le corps médical est une institution très protégée, dont la remise en question est immanquablement vue d’un mauvais œil. Les femmes victimes de ces violences sont isolées, leur parole délégitimée. Souvent, elles ont elles-mêmes tant intégré l’idée que « le docteur sait » qu’admettre la réalité de l’agression est compliqué. Ce qui vous laisse avec un profond mal-être et une absence totale de mots à mettre dessus pour le comprendre. Après tout, qui cela intéresse-t-il, qui a envie d’entendre parler d’épisiotomie, de spéculum, de toucher vaginal ou de lochies ?
Trop de rendez-vous gynécologiques ou de séjours en maternité se résument à des décisions prises sans inclure la principale concernée alors qu’il s’agit pourtant bien de son corps, ce qui, sur le plan moral mais également légal, ne mérite rien de moins que d’être désigné comme une agression. Et si je ne connais pas intimement les séquelles que laisse le fait d’être abusée sexuellement au sens où on l’entend couramment, je peux aisément parler du temps qu’il faut pour réaccepter un corps violé et méprisé.
Les maltraitances gynécologiques ne se limitent pas aux parturientes : il arrive que des jeunes filles soient auscultées sans raison pour avoir droit à leur première prescription de la pilule dans le cadre d’un droit de cuissage moderne, et que des patientes de tout âge soient brutalisées, infantilisées et culpabilisées par des médecins tout-puissants. Le blog de « Marie accouche là » est d’ailleurs fait pour en parler, et rassemble également de nombreux témoignages.
Je dirais cependant volontiers que les violences exercées durant un accouchement appartiennent aux plus traumatisantes, car elles sont pratiquées dans un moment de vulnérabilité extrême. Pour filer la métaphore machinique, plus qu’un four à pain devant lequel on attend la fin de la cuisson, le corps de la parturiente est une voiture accidentée : la seule chose qui compte est de désincarcérer cet être vivant coincé à l’intérieur, et pour ça, tous les coups sont permis. Je ne suis pas la première à remarquer cette analogie-là : on l’entend dans la bande-annonce de La Belle saison, à l’occasion d’une scène de débat sur l’IVG – voilà qui semble bien symptomatique de la vision de la femme (enceinte).
Double peine pour le corps féminin
C’est ainsi que le patriarcat – car c’est bien ce système de pensée et de gouvernance, profondément ancré dans les études de médecine, qui amène les pratiquants à se montrer si désinvoltes dans le traitement du corps des femmes – nous inflige une double peine. D’abord, la perspective de se sentir profanée à vie en cas d’agression sexuelle, si tant est qu’on l’admette comme telle.
Ensuite, l’obligation de se soumettre aux mains de la médecine, qui vous charcutera sans trop d’hésitation ou vous touchera de manière invasive et sans ménagements, parce qu’elle sait bien mieux ce qui est bon pour nous.
Difficile de s’en sortir au milieu de toutes ces contradictions. Dans un cas comme dans l’autre, notre corps est donné en pâture sur la place publique, et notre ressenti n’a de légitimité que s’il est validé par la société. La sujétion de la négligeable moitié de l’humanité s’en perpétue d’autant plus sûrement.
Pourtant, dans ces deux situations, l’enjeu est le même : notre corps est bien un temple, mais il nous appartient de manière exclusive. C’est à nous de choisir ce qu’on lui fait ou non, et nous devrions être les premières habilitées à dire quand il a été agressé et comment il se remettra de cette agression.
Camille Zimmermann, Doctorante au laboratoire LIS (Littératures, Imaginaire, Sociétés), Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.