Notre planète Terre, Gaïa chez les Grecs, considérée comme un être vivant, correspond régulièrement avec une autre planète de l’univers, Aurore Kepler 452 B dans la constellation du Cygne. Gilles Voydeville nous fait découvrir cette magnifique correspondance interstellaire.
Lettre des Pouloïdes sur Kepler
Lettre d’avril 2022 sur Gaïa la terre
Ma chère Gaïa
Je reçois de tes nouvelles avec tant de plaisir que je ne sais comment te remercier d’être aussi régulière dans tes écrits. Je suis ravie de t’avoir plongée dans la réminiscence de scènes si délicatement peintes en essayant de te transmettre le peu que je sais sur le monde quantique. En te lisant, je rêve de pouvoir un jour contempler les toiles de tes maîtres anciens qui savent suggérer d’un trait de pinceau celui du caractère de leur personnage, user de la pâleur d’un teint au-dessus d’un col trop brodé pour dire la naïveté, voire, ce qui est plus aisé, accompagner un regard oblique au plus profond d’une gorge charnelle. Cela me donne envie de susciter des vocations picturales sur ma planète, planète qui jusqu’ici n’est pas portée sur la pratique des arts et moins encore sur le maniement du pinceau pour illusionner ou pour rapporter les non-dits et révéler les sentiments tout aussi élégamment qu’un bon récit et bien sûr avec plus de vérité. Car si en décrivant à peine certaines manières, l’écrivain veut faire oublier la face sombre de son personnage – à la façon d’un être de chair qui se cache sous des faux semblants – le peintre lui est obligé de présenter tout l’aspect de son modèle, ce qui permet au spectateur d’exercer son discernement pour l’appréhender avec plus d’éléments que dans un livre.
De tendre chers à dévorer
Et puis je dois te dire que dans ton paragraphe suivant, j’ai été complétement fascinée par la description de ton ours quand il se pourléche les babines, prenant son temps pour ne rien laisser perdre de son larcin mais surtout pour perpétuer le délicieux souvenir de l’éventration de la ruche. Alors que cet animal semble si bien nourri, je me suis inquiétée de ta description de son œil soupçonneux que j’imagine vitreux, porté sur l’horizon pour y convoiter de tendres chairs à dévorer et ce, sur des plaines étrangères. Son appétence outrepasse les règles de nature qui assignent à chaque prédateur une étendue définie qu’il doit respecter sous peine de générer des conflits qui peuvent aller jusqu’à l’extinction des races. Souviens-toi de mes Big Five que j’ai dû supprimer avec de charmantes bactéries quand ils dévoraient tout…
Donc méfie-toi de cet animal qui transgresse les lois fondamentales de l’équilibre d’une planète.
Car si ces règles de nature obligent chacun à respecter son voisin, elles permettent en retour au même de trouver la paix nécessaire à son épanouissement.
L’hostilité de ses congénères, l’exécration de ses victimes
Mais l’hiver est trop long en ta Grande Russie et l’ennui au milieu de tes plaines désolées doit y être mortel. Et comme cet ours n’aime pas tant hiberner, pour l’idée qu’il se fait de lui-même et pour alimenter les petites histoires qu’il se raconte, tout comme pour la grande qu’il espère fièrement illustrer, avant qu’il ne perde de sa force, de son pouvoir et tant qu’il est encore temps, il se doit d’agir pour être à la hauteur de cette image qui le ronge et le pousse au-delà de raison. S’il savait comment sa façon lui vaudra pour l’éternité – du moins tant que tu tourneras – l’hostilité de ses congénères et l’exécration de ses victimes, il eût été mieux inspiré en sautant dans un ravin.
Un petit saut pour lui, un grand soulagement pour la charmante humanité.…
Il l’eut peut-être fait si, du temps de sa jeunesse, sa mère lui avait raconté l’histoire de Toffi l’ourson qui un jour échappa à la surveillance de sa maman. Toffi regardait souvent le ciel et rêvait quand il voyait passer les hirondelles. Si fait qu’un beau jour dans l’air frais du matin, du haut d’un rocher il s’élança pour imiter les passereaux. Et si le juvénile plantigrade ne s’envola ni ne plana, par une chance que nous ne souhaiterions pas à son émule, il ne s’écrasa point sur les roches de l’Oural. Non. Tout simplement il se retrouva hébété mais indemne, le cul dans un étang au milieu des nénuphars blancs et des saumons abondants.
Les peuples sont souvent mal gouvernés
Maintenant, c’en est fini de l’honneur de ce rustre plantigrade qui a montré assez de talent pour atteindre le pouvoir mais pas suffisamment pour l’exercer tout en faisant régner la paix. Rares sont tes Charmants qui réunissent ces deux qualités, a écrit ton Châteaubriant, si fait que les peuples sont souvent mal gouvernés. La mémoire de la grande épopée de cet ours léché par la haine ira rejoindre la liste noire des sombres souvenirs laissés par tous ceux qui n’ont pas su se surveiller alors qu’ils étaient devenus puissants. L’absence de contrainte tout comme celle des contre-pouvoirs est un bon révélateur des vices de l’esprit : il faut de la grandeur pour ne pas céder à tous leurs aiguillons. Maintenant la seule évocation de l’ombre de l’ursidé signifiera Horreur, Abjection et Cruauté.
Sa descendance, et celle de ses affidés, restera à jamais tâchée par la noirceur de ses mensonges, la vilénie de ses pensées et la purulence de ses actes.
J’ai également un autre sentiment : ce que tu nommes le clergé – généreux interprète de la volonté des créatures qui habitent tes cieux – n’est pas totalement étranger au comportement de cet ours. J’ai quand même du mal à penser que ces prélats croient à la vie éternelle et à la rédemption. Leur comportement dit tout le contraire. Au nom d’un dieu omniscient, ils servent des intérêts mercantiles, des invasions et des prédations. S’ils croyaient un seul instant à cette omniscience et à cette omnipotence dont ils ont affublé leurs dieux, ils ne pourraient se damner ainsi. La conclusion se lit dans les prémisses : ils sont sans illusion quant à l’éternité de l’âme et usent de la crédulité des Charmants pour se gaver sur ta terre, tant qu’il est temps.
L’oncle Xi
Ma chère Gaïa, je n’aimerais pas que ces événements parviennent jusqu’aux oreilles de ma fameuse Utula. Elle y trouverait sans aucun doute des inspirations. Cet ours deviendrait le plus merveilleux des êtres et dans le pandémonium de sa pensée prendrait une belle place, juste à côté de celle de l’oncle Xi qui, bien qu’il n’ait pas ces temps derniers fait d’exploits mémorables, garde encore sa préférence. Si par le passé tu m’as bien dépeint cet oncle matois, je pense qu’il attend son heure pour satisfaire ses appétits et étendre sa gloire sur une grande île, Taïwan qui s’est autrefois soustraite au pouvoir de l’Empire du Milieu. Cette manœuvre déraisonnable prive Taïwan de la puissance de la pensée de sa matrice et des joies du vivre ensemble dans une harmonie inégalée sur le reste de ta planète… Ce qui ne saurait durer…
L’oncle Sam
Pour équilibrer mes réflexions, l’évocation de cet oncle en appelle une autre, celle de l’oncle Sam. Car depuis les élections sur ton continent américain, tu ne me parles plus guère du bison fantasque qui les a perdues. Celui-ci, je m’en souviens, ne respectait pas non plus les devoirs de chef du troupeau quand il piétinait de rage les lois des grandes plaines de l’ouest américain et qu’il incitait ses semblables à dévaster les champs de la vérité. Quand je constate que les trois plus grandes puissances militaires de ta planète étaient gouvernées par de tels phénomènes, je m’étonne que, du temps de leur règne, tu n’aies pas été confrontée à un conflit mondial. Mais si cela n’a pas été, c’est que cela ne devait pas être.
La situation actuelle est peut-être plus dangereuse…
Car si l’ours craignait les rebuffades du bison qu’il savait capable de tout – personne n’a oublié qu’il n’hésita pas à faire fouler par ses hordes endiablées la blanche demeure qu’il avait habitée cinq années durant – cet ours prend visiblement son successeur pour une chèvre, une chevrette, une biquette encore attachée au piquet du droit et des déclarations honnêtes. Le plantureux animal ne craint pas tant la force que l’imprévisibilité. Quoi de plus inquiétant qu’un être soit suffisamment fol pour ne pas réagir logiquement : tu le caresses, il te lèche, tu le piques, il se couche, tu le nourris, il te charge. Alors que la chèvre, qui se prend pour un aigle, chevrote de par le monde qu’elle n’ira pas secourir les moutons des vastes plaines de l’Europe, elle espère que ses cornes vont faire réfléchir le plantigrade. Le plantigrade réfléchit effectivement, mais plutôt à la bonne histoire qu’il va bientôt lui conter pour que ses cornes ne passent plus sous les branchages… Une fable assez grosse pour que le biquet y croie, assez méchante pour l’apeurer mais suffisamment cryptée pour qu’il ne découvre la vérité qu’un peu tard… Tout cela pour qu’il se couvre de ridicule et béguète d’effroi quand lui jaillira de sa tanière pour dépecer ces agneaux de lait qu’il dégustera avec la cruauté et le ravissement des êtres sans foi ni espoir de séduire par de belles actions dont ils sont incapables, mais par le seul exercice de cette force bestiale qui trahit le dénuement du charme et l’absence de finesse d’esprit.
À y bien réfléchir, deux êtres charmants se tiennent mieux en respect s’ils sont fous que s’ils sont droits.
Mon ciel devient plus clément
Ah, il faut que je change de sujet car je me dois de te donner des nouvelles de mes créatures. Depuis quelques temps, tu t’es aperçue que nos saisons coïncidaient mais comme mon ellipse autour de mon astre est un peu plus grande, cela ne durera pas. En ce moment comme chez toi, mon hémisphère nord sort de l’hiver mais il y fait encore froid.
Les sixpèdes argentés sont heureux de voir arriver la fin de la saison hivernale qui les expose à la convoitise des frileuses Ovoïdes. Avec le printemps leurs pelisses deviennent moins épaisses et perdent le fameux lustre qui les rend si attrayante. Qui plus est, mon ciel devient plus clément et il n’est plus nécessaire de se vêtir de chaude manière pour supporter mon climat au septentrion. Si fait que le batifolage des sixpèdes reprend aux lisières des forêts, que leurs sauts dessinent à nouveau des traits gracieux, leurs cabrioles des volutes de fourrure et leurs amours printanières, sous les rugissements des mâles et les plaintes des femelles, des tourbillons d’entrelacs de cuissots et de gigues.
Des éclats de lumière
Au sortir d’une longue hibernation après s’être écarquillés les yeux fermés de leurs quatre paupières, mes licornas se risquent à nouveau à s’élancer de leurs grottes suspendues. Ils planent au firmament, rebattent l’air avec frénésie pour remonter au zénith et plongent soudain en piqué comme s’il voulaient chopper un vermisseau qui s’aventurerait hors de terre pour regarder l’éclosion des primevères. Les rayons du matin se reflètent de leur petite corne vers les pétales de mes roses de Sablant, sur les corolles de mes jonquilles de Vanille et dans les pistils de mes pensées de Pascuale. Entre les glycines, tout s’éparpille en taches d’or qui font accroire que tout est ici comme en pays de Cocagne. Et l’on peut même voir sur les étamines des folies de Grandeur se poser des éclats de lumière qui, tout en claquant, remontent en gerbes et effrayent mes volatils qui s’envolent à tire d’aile.
« Le travail rend libre »
Comme tu me rapportes toujours un peu de la vie de tes Charmants, je vais te donner un bref aperçu de celle de mes Ovoïdes. Exceptés certains chercheurs et quelques ouvriers qui commencent à fabriquer – est-ce le début d’une évolution de société ? – la plupart de mes Ovoïdes végètent à tout va. Cet état leur confère du temps pour ne penser à rien et le vide leur est un compagnon de joie et de plénitude. J’ai l’impression qu’ils ne connaissent pas l’ennui et n’ont ni besoin de travailler ni de se distraire par d’autres moyens.
Et cela ne les fait pas sombrer dans la mélancolie.
Ils n’ont que faire d’une perpétuelle occupation que tes Charmants ont trouvé dans le travail. Avant que n’en soit détourné le sens par de célèbres tortionnaires, « Le travail rend libre » écrivait ton Heinrich Beta. Je pense plutôt qu’il libère tes Charmants du poids de l’angoisse liée à leur finitude mais qu’il les aliène car il est devenu de fait nécessaire et obligatoire. Tant et si bien que tu m’écrivais que ceux qui le refusent ou le perdent, sont exclus de considération. Alors que la race ovoïde domine ma planète tout comme le fait ta race charmante, elle se différencie de la tienne car elle se complait dans l’inaction, la vacuité intellectuelle et n’impose ni travail ni amusement.
Il faut dire qu’ici chacun est nourri par son pouloïde dont c’est d’ailleurs le mois.
Est-ce la recherche de nourriture qui nécessite une action, c’est-à-dire la chasse, la cueillette ou tout autre action fabrication qui a initié le travail sur ta terre ? Sans doute, mais l’angoisse existentielle de tes Charmants a fait le reste pour ériger ce travail en sacro-sainte activité de vie et de survie et de considération.
À part ce changement de saison, il n’y a donc rien de bien neuf sous mes tropiques ni sous mes pôles qui sont moins torrides et moins glacés que sous ton ciel. Voilà, je t’embrasse de toutes les embouchures de mes fleuves qui me font des bouches pulpeuses, je t’enlace de toutes mes aurores boréales qui me font de virevoltants rubans de fête et je t’enserre dans les bras rayonnants de la lumière que tu perçois de mon astre.
Ton Aurore