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« Parler Covid », ou le sens contaminé

appli tousanticovid
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Pascal Lardellier, Université Bourgogne Franche-Comté (UBFC)

Notre rapport au monde passe à travers les mailles fines d’un tamis symbolique appelé langage. La langue n’est pas neutre, elle oriente toujours ce qu’elle exprime. Le langage construit non pas le monde mais une représentation de celui-ci, partielle, partiale. Des philosophes et linguistes de renom (Von Humboldt, Cassirer…) ont historiquement documenté cette affirmation, qui faisait même dire à Wittgenstein : « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde » dans son célèbre Tractatus.

Plus proche de nous et dans un autre registre, on sait combien le combat féministe s’attache à déceler la charge patriarcale inhérente à la production et à la circulation de mots qui encore, assignent et font la réalité sociale à déconstruire donc via le langage, plein d’une « violence symbolique » qui lui est inhérente.

Psychologues et philosophes s’entendent pour affirmer que les choses existent quand on les nomme. Quand quelque chose de nouveau survient, il faut lui assigner un mot, qui le désigne et lui donne un sens, c’est-à-dire une orientation.

Epidémie lexicale

À époque covidisée, vocabulaire covidien. En quelques mois, notre quotidien s’est trouvé colonisé par des mots qui nous étaient encore inconnus en janvier 2020. Depuis une quinzaine d’années, les nouveaux entrants au Robert ou au Larousse étaient issus de la sphère des médias, des nouvelles technologies et du management, souvent des anglicismes. Faire une simple recherche via un moteur de recherche avec la requête « nouveaux mots du dictionnaire » et en indiquant l’année demandée est éloquent. Ainsi, en 2019, les entrants étaient « coworking », « boboïser », « anticasseur », « millenial » et « infox », entre autres. Mais depuis 2020, on peut affirmer que cette fois-ci, l’épidémie lexicale est virale.

Signe des temps, des dictionnaires fleurissent en ligne , qui recensent tous les sigles et néologismes ayant affleuré depuis un an et donnant lieu à de savantes gloses. Toutes reviennent à notre postulat initial : à nouvelle réalité, nouveau vocabulaire, produit par les institutions et rendu vivant par les usagers. Plus largement, tous ces mots prennent acte de l’incroyable inventivité sémantique et de la profusion terminologique que l’on doit à la bureaucratie et à la sphère médicale et politique, autant qu’à la créativité des journalistes et des acteurs sociaux, vous et moi.

Puisque classer c’est introduire du sens, essayons-nous à une typologie covidienne raisonnée.

Redécouvertes, noms propres, néologismes

Le lexique covidien, déjà bien établi, est en expansion constante. Et pour cause, une première liste est entrée dans notre vocabulaire quotidien en peu de temps ; citons pêle-mêle : cluster, confinement, distanciation sociale, pangolin, taux d’incidence, attestation, gestes, quatorzaine, quarantaine, barrières, variant, comorbidité, masques, gel, déconfinement, « vaccinodrome », « réa » (pour réanimation), anticorps, « positif » (ou « négatif »), asymptomatique, cas contact, et le reste à l’avenant.

Il y a les mots communs auxquels le Covid a rendu un lustre nouveau, ou qui prennent avec lui un sens différent. Ainsi de « soignant » et de « gestes », (associé à « barrière »), ainsi de « gel » et de « tests », de « jauge », « d’attestation », de « complotistes », « d’essentiel » et de « distance », et le désormais omniprésent « passe » (francisé – pour une fois !- avec un « e » final).

Et puis les noms propres qui évoquent des personnages, des réalités ou des marques préexistants mais qui ont soudain envahi/saturé l’espace médiatique : Covid, Pfizer, AstraZeneca, Raoult, hydrochloroquine, Zoom, Lancet, Ivermectine, WhatsApp, Teams ; et… Castex (un nom qui sonne un peu comme… un nom de médicament !).

De même, les néologismes : comme « coronavirus », précisément. Les spécialistes indiquent que les maladies dites « à coronavirus » existaient déjà dans le vocabulaire médical ; on est là face à un mot inconnu du grand public qui est soudain devenu courant. Et puis le couple rythmant la vie de bien des Français, oscillant entre le « distanciel » et le « présentiel ». Ils étaient certes connus et employés dans la sphère de l’entreprise, mais mezzo voce. La séquence covidienne leur a offert une incroyable visibilité. Et puis on a aussi les « enfermistes » et les « rassuristes ».

Des sigles sont aussi apparus et sont devenus communs : PCR, R-0, ARS, ARN messager, FFP2…

Enfin, des expressions : le célèbre « quoi qu’il en coûte », l’empathique « prenez soin de vous », le numérique « click and collect » et le comminatoire « le masque, sur le nez ! », ou encore les martiaux « nous sommes en guerre », « en première ligne », « ennemi invisible ». Quant au « passe sanitaire », incantatoire depuis quelques semaines, il est tantôt synonyme d’heureux sésame ou d’insupportable discrimination.

Champs sémantiques

Plus largement, dans quels champs sémantiques peuvent-être rangés tous ces mots, toutes ces expressions ? Car là encore, classer c’est introduire du sens…

Ce fatras terminologique peut être classé sur une cartographie raisonnée. Il y a d’abord tout ce qui renvoie à la maladie, au soin, à la contagion ; ces mots du virus sont, ces mots disant le mal et ce qui permet de le combattre sont pléthore, et c’est logique.

De même, on repère la sphère sémantique de la relation, et on peut y ranger les technologies, autant que la distanciation, les gestes barrières, ou encore « présentiel » et « distanciel ».

Et puis il y a les mots de la guerre, de même, choix sémantique imposé par Emmanuel Macron dès la veille du premier confinement, et qu’il n’a eu de cesse de réactiver ensuite. Réelle façon de penser présidentielle ? Ou uniquement un choix de communication politique « churchillien », pour mobiliser, produire une union sacrée ? Stricto sensu, une épidémie n’est pas une guerre, « l’ennemi » n’a ni stratégie ni volonté de soumettre ou de nuire ; il suit une logique virale échappant à toute logique humaine, il n’a ni armée, ni généraux, ni drapeau. Mais le langage est symbolique, on y revient, il produit des réalités en disant le monde comme on le lui fait dire.

Il est intéressant de remarquer en conclusion la manière dont le virus lui-même est nommé. Il évolue sans cesse, et ses variants sont déjà sémantiques. Ainsi, si son nom médical est pour les spécialistes « SARS-CoV-2 » (abréviation de « severe acurate respiratory syndrome »), on est passé de « coronavirus » à « Covid-19 » (pour l’année d’apparition, « 2019 »), puis à « Covid », tout simplement, tandis que la maladie devenait plus familière, un peu comme lorsqu’on donne un surnom ou qu’on abrège le nom d’une personne bien connue. D’ailleurs, les variants ont longtemps étaient localisés géographiquement (« anglais » « brésilien », « sud-africain »…) avant d’être désignés (dans un probable souci de non-discrimination) par des lettres grecques.

Mais « le » ou « la » ? Avec une capitale ou substantivé en minuscules ? Malgré l’avis contraire de l’Académie, Le Petit Robert a tranché pour le masculin et les minuscules.

Cette confusion sur le genre du virus a duré assez longtemps, et elle est révélatrice des débats sociétaux actuels autour de la qualification « genrée » des uns et des autres, autant que de ce que l’on nomme la « ré-assignation ». Ceci s’inscrit dans l’air du temps, et tous les débats autour des questions de genre, précisément.

Reste à savoir ce que la langue gardera du virus, quand celui-ci aura été jugulé. Les grands événements historiques ont la capacité de modifier la langue, de lui donner des orientations, de dessiner des tendances profondes. Celles-ci affectent et infectent même le vocabulaire, laissant dans la réalité des traces qui sont comme des cicatrices, finalement. L’histoire retiendra de la période que nous vivons les intenses tensions subies par la langue, entre ce qui doit être désigné par la force des choses et ce qui ne peut plus l’être, ou doit l’être différemment. Morale de l’histoire : le langage est politique, à son corps défendant…


Ouvrage à paraître (dir., août 2021) : Rites et civilités à l’épreuve du Covid. Déritualiser et reritualiser en sociétés (post-)confinées, Aracné, Rome.The Conversation

Pascal Lardellier, Professeur à l’Université de Bourgogne France-Comté, Chercheur à Propedia (Groupe IGS, Paris), Université Bourgogne Franche-Comté (UBFC)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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