Jérôme Viala-Gaudefroy, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
La vidéo de la mort de George Floyd à Minneapolis a choqué le monde entier.
Aux États-Unis, elle a suscité une profonde indignation et des manifestations de protestation véhémentes.
Pourtant, loin de générer l’unité nationale, cet événement met surtout en exergue les profondes divisions raciales qui continuent de fracturer le pays. Poids du passé esclavagiste et ségrégationniste, impunité policière, discours agressifs du président Trump et de ses soutiens, politisation maximale de chaque événement violent… La combinaison de tous ces aspects crée un cocktail détonant dont l’Amérique constate aujourd’hui les effets.
Un racisme endémique
D’aucuns pourraient être surpris : les lois ségrégationnistes Jim Crow n’existent plus, et un Noir a exercé les plus hautes fonctions de 2008 à 2016. Pourtant, le racisme demeure endémique et systémique aux États-Unis.
Derek Chauvin, le policier qui a tué George Floyd, avait fait l’objet de 17 plaintes pour faute professionnelle : aucune n’avait donné lieu à la moindre sanction disciplinaire. Une vidéo prise sous un autre angle de l’arrestation de M. Floyd montre également la complicité active des autres officiers de police présents sur place. Malgré l’émoi suscité par ces vidéos, il aura fallu cinq jours de manifestations pour que Chauvin soit finalement inculpé, et lui seulement, à date.
Le département de police de Minneapolis est également visé depuis longtemps par de nombreuses plaintes pour usage excessif de la force, en particulier de la part de résidents noirs, sans conséquence jusqu’ici. Un problème récurrent dans le pays, comme le montrent certaines statistiques. Pourtant, de nombreux hommes politiques, majoritairement blancs, continuent de nier l’existence d’un racisme systémique au sein des forces de police du pays. Par exemple, Robert O’Brien, le conseiller à la Sécurité nationale de Donald Trump, parlait dimanche de « quelques cas isolés ».
La mort de Floyd rappelle tragiquement que ces « incidents isolés » s’inscrivent en réalité dans une longue série d’hommes et de femmes noirs non armés tués par des policiers blancs dans tout le pays). À tel point que chaque famille afro-américaine a, depuis longtemps, intégré le fait qu’elle doit avoir une conversation avec ses enfants (« the talk »), pour les préparer aux interactions avec la police – une conversation rendue plus nécessaire encore depuis la mort de George Floyd.
Le paradoxe du Minnesota
Une arrestation qui tourne mal peut arriver n’importe où. Le Minnesota n’est pas un État conservateur du Sud profond. Il se trouve dans le Midwest et est connu pour sa tradition sociale-démocrate et progressiste, particulièrement dans l’agglomération prospère des villes jumelles (« Twin Cities ») de Saint-Paul et Minneapolis, devenues des modèles de réussite économique. Certains parlent même du « miracle de Minneapolis ». Le Minnesota cultive une image de courtoisie (le fameux « Minnesota nice ») et a été classé deuxième dans une liste des États où il fait le mieux vivre aux États-Unis en 2019.
Mais derrière la courtoisie affichée, se cache une tout autre réalité : l’agglomération des Twin Cities est aussi classée quatrième pire endroit pour les Noirs américains, dont les revenus y sont plus faibles que dans les années 1970, alors que la situation économique des blancs s’y est améliorée depuis la crise de 2008. De plus, Minneapolis affiche le plus faible taux d’accession à la propriété des Afro-Américains de tout le pays. Ce faible taux de propriétaires noirs est, en partie, le fruit d’une discrimination officielle au logement (au travers de « conventions raciales » surnommées les Jim Crow du Nord) qui a perduré jusqu’en 1953, l’accession à la propriété étant un facteur important d’accumulation de richesse au fil des générations. L’arrivée de nombreux réfugiés somaliens dans les années 1980 et 1990 n’a fait qu’accentuer cette situation, faisant même naître un sentiment anti-immigrés chez certains blancs.
Les plus progressistes, qui se montrent ouverts à la culture afro-américaine, ne sont pourtant guère conscients de cette réalité. Cela fait partie de ce que certains experts ont appelé le paradoxe du Minnesota, parfaitement illustré par la phrase de l’ancien basketteur professionnel Jalen Rose : « J’aimerais que les gens aiment les Noirs autant qu’ils aiment la culture noire.“
Un gouvernement qui encourage les violences policières
À cette situation locale tendue s’ajoute, depuis trois ans, un gouvernement fédéral qui donne carte blanche aux forces de l’ordre, en assumant par exemple une inaction avérée dans les poursuites ou enquêtes en matière de droits civils liées aux accusations de mauvaise conduite de la police (lire les enquêtes de Vox et du New York Times).
Et puis, il y a la rhétorique de Donald Trump. Le président a ouvertement encouragé la violence policière, y compris dans un discours devant une organisation de forces de l’ordre, où il conseille aux policiers de ne pas protéger la tête des suspects quand ils les font rentrer dans leur voiture. Il a également gracié un shérif, Joe Arpaio, reconnu coupable de nombreuses fautes professionnelles, y compris des négligences criminelles et des violations des droits de suspects se trouvant en garde à vue.
Enfin, la semaine dernière, tout en défendant la mémoire de George Floyd, il annonce, dans un tweet, qu’il veut envoyer les militaires dans le Minnesota, suggérant de « tirer » pour stopper les émeutes.
« Cette RACAILLE déshonore la mémoire de George Floyd, et je ne laisserai pas faire cela. [Je] viens juste de parler au gouverneur Tim Walz et lui ai dit que l’armée est à ses côtés tout du long. Au moindre problème, quand les pillages démarrent, les tirs commencent. Merci ! »
Cette apologie de la violence, où Trump insinue que le vol devrait être puni de mort, sera d’ailleurs délibérément masquée par Twitter.
Or, comme cela a été abondamment commenté, le président reprend ici une expression historique à connotation raciste qui a contribué aux violences en 1968. Il a d’ailleurs tenté bien maladroitement de faire marche arrière, toujours sur Twitter, quelques heures plus tard. De même, son allusion dans un autre tweet aux « chiens vicieux » qui seraient lâchés sur les manifestants si ceux-ci franchissaient les barrières érigées devant la Maison Blanche évoque bien évidemment les tactiques utilisées contre les manifestants pour les droits civiques dans les années 1960.
Un président raciste ?
Les accusations de racisme à l’encontre de Donald Trump ne datent pas d’hier, y compris sur le plan légal. L’une des affaires qui permet le mieux de comprendre ce qu’il y a derrière sa rhétorique actuelle est sa prise de position contre cinq jeunes hommes noirs accusés d’avoir battu et violé une femme blanche qui faisait son jogging dans Central Park en 1989. Trump avait alors dépensé environ 85 000 dollars pour placer une annonce pleine page dans quatre journaux demandant l’exécution des accusés :
« Je veux haïr ces meurtriers et je le ferai toujours. On devrait les forcer à souffrir. […] Je ne cherche pas à les psychanalyser ou à les comprendre, je cherche à les punir… Je ne veux plus comprendre leur colère. Je veux qu’ils comprennent notre colère. Je veux qu’ils aient peur. »
Or en 2002, les « Cinq de Central Park » ont été disculpés par des preuves ADN et par les aveux du véritable auteur. Pourtant, non seulement Trump n’a pas reconnu l’erreur judiciaire, mais il a continué à suggérer qu’ils devraient bien être coupables de quelque chose en 2013, en 2014 et même, depuis qu’il est président, en 2019.
Un récit inversé
L’une des tactiques des plus répandues du discours raciste consiste à renverser le récit et blâmer la victime qui ose se rebeller. Ainsi, en 2017, Donald Trump accuse la star du football Colin Kaepernick d’« anti-patriotisme » pour s’être agenouillé pendant l’hymne national d’avant-match pour protester contre les violences policières envers les Noirs. Il appelle les propriétaires de la NFL, dans un langage d’une violence incroyable, à « faire sortir ce fils de pute du terrain immédiatement. Dehors. Il est viré. Il est viré ».
De même, en 2015, Sean Hannity, célèbre animateur sur Fox News et proche de Donald Trump accuse le mouvement « Black Lives Matter » d’être « raciste » et équivalent au Ku Klux Klan.
Et cette semaine, Tucker Carlson, lui aussi animateur sur Fox News et soutien affirmé de Donald Trump, a émis des doutes sur les causes de la mort de George Floyd. Il a également montré des pancartes dans les vitrines de certains magasins à Saint-Paul qui disaient « entreprise appartenant à des Noirs », présentant ces inscriptions comme des preuves du racisme des manifestants (puisque les propriétaires noirs estimaient que leurs locaux ne seraient pas pris pour cibles dès lors que la foule serait informée qu’ils n’appartiennent pas à des blancs).
Il s’en est ensuite pris à un universitaire noir de Princeton (remarquant au passage qu’il avait un « travail avec un salaire si élevé et si peu d’exigences réelles » qu’il pouvait « s’habiller comme un Lord britannique »), qu’il a accusé de justifier la violence puisqu’il avait rappelé le contexte dans laquelle celle-ci s’inscrivait.
Pourtant, on peut à la fois condamner la violence et comprendre, comme le disait Martin Luther King lors des émeutes de la fin des années 1960, que « les étés d’émeutes de notre nation sont causés par les hivers de retard de notre nation. »
Particulièrement depuis la présidence Obama, le renversement du récit consiste, pour une certaine droite américaine, à se présenter comme la première victime d’un système médiatico-judiciaire injuste, en reprenant parfois le langage des minorités noires. Pour Laura Ingraham, également sur Fox News, c’est d’ailleurs parce que Donald Trump a été lui-même victime d’injustices qu’il comprend la situation des Afro-Américains :
« Et à nos concitoyens afro-américains, je dis ceci : étant donné sa propre expérience avec un FBI hors de contrôle, d’une enquête injuste, compte tenu de tout le travail de réforme de la justice pénale, le président Trump sait à quel point l’application de la loi peut être empoisonnée et hors de contrôle. »
La politisation de la violence
Pour une grande partie de la droite américaine, les violences sont simplement la faute de « démocrates progressistes » qui, selon l’avocat de Trump et ancien maire de New York Rudolph Guiliani sont des « idiots qui laissent les criminels sortir de prison, qui fixent des cautions pour les meurtriers [et sont] incapables d’assurer la sécurité ». Il faut dire que les maires des grandes villes sont généralement démocrates et parfois même issus des minorités. Pour les démocrates, en revanche, les violences sont dues à des éléments extérieurs comme des gangs de suprémacistes blancs, qui profitent de l’anarchie pour créer davantage de chaos (voir MSNBC News, DB, Vice). Quant à Donald Trump, il les attribue aux « antifas », militants d’extrême gauche, qu’il désigne comme terroristes, ou bien entendu les médias qui, selon lui, fomentent la haine et l’anarchie.
Bref, en cette année électorale, tout le monde voit donc derrière les manifestations ce qui l’arrange, sans apporter de preuve, afin de faire d’une situation complexe un récit simple et binaire à son avantage. Il est, à ce stade, difficile de prévoir qui va bénéficier électoralement de cette situation. Une analyse de l’impact des protestations violentes de 1968 montre que celles-ci ont sans doute provoqué un déplacement du vote des blancs vers les républicains et ont fait basculer l’élection. Toutefois, c’est un républicain qui est à la tête de l’État, pas un démocrate ; et c’est généralement le président qui est tenu responsable des grandes crises nationales. Reste à voir si le récit victimaire et accusatoire de Donald Trump et de ses alliés, concernant les tensions raciales, les émeutes ou le coronavirus convaincra l’ensemble de l’électorat blanc qui l’a soutenu en 2016…
Jérôme Viala-Gaudefroy, Assistant lecturer, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.