Université Panthéon-Assas
Personne n’ignore que les armes sont un problème au sein de la communauté américaine. Voici le chiffre qui choque : depuis la mort du Président Kennedy, en 1963, il y a eu plus d’Américains tués par une arme à feu sur le territoire national dans un monde en paix que morts dans l’ensemble des guerres dans lesquelles les Etats-Unis ont été engagés.
Ce constat provient du Centre virginien pour la Sécurité publique (Virginia Center for Public Safety), un groupe qui est résolument en faveur d’une limitation du droit à posséder une arme et qui se faisait l’écho de ce qui était publié dans des tracts distribués à un meeting qui s’était tenu à Richmond, le 18 janvier 2016. Politifact, un groupe qui vérifie la parole politique, s’est penché sur cette question et son verdict est sans appel : cette affirmation est bien vraie. Environ 63 % de ces morts ont été des suicides et 33 % des homicides.
Aujourd’hui, les armes à feu sont un symbole fort qui ne laisse personne indifférent aux États-Unis. Les positions se radicalisent et deviennent un enjeu politique. Ces tragédies se produisent aussi dans d’autres pays, mais pas autant qu’aux Etats-Unis. On dénombre 70 tueries de masse depuis 1982.
Selon les statistiques les plus récentes, il y a, en moyenne, 92 décès par armes chaque jour. Les séries télévisées ont tendance à banaliser de tels chiffres, pourtant ils sont réellement effrayants. D’autant qu’il faut multiplier par deux fois ce nombre pour ceux qui ont reçu une balle mais qui ont survécu : 200 de plus. Il y a donc environ 300 personnes qui sont touchées tous les jours aux États-Unis.
Une terrible routine
Depuis l’élection de Barack Obama, en 2008, les Etats-Unis ont connu au moins vingt cas de fusillades, en ne comptant que celles du même type qu’Orlando, perpétrées par des forcenés souhaitant causer un massacre. C’est ce qui l’a poussé à qualifier la fusillade qui a eu lieu en Oregon, le 1er octobre 2015, avec un mot terrible : « C’est devenue une routine », a-t-il dit alors. En juin, déjà, un homme avait tué neuf personnes dans une église de Caroline du Sud ; en mars, un campus californien était victime d’un forcené, qui tuait sept personnes.
« Cela arrive chaque jour dans les coins les plus reculés de notre pays, » avait ajouté le président Barack Obama lors de sa conférence de presse suite à la tuerie de l’Oregon. La couverture médiatique est devenue une routine, la réponse du président est devenue une routine et la réponse de ceux qui s’opposent à tout loi de bon sens sur les armes est également devenue une routine.
La facilité à se procurer de l’armement peut expliquer une partie du lourd bilan : depuis 2008, au moins 177 personnes ont été tuées, dont une bonne part d’enfants et de jeunes étudiants. Les noms des plus célèbres tueries ébranlent notre mémoire : lycée Colombine, université Virginia Tech, Ford Hood, Binghamton, Manchester, Aurora, Oak Creek, école Sandy Hook, Charleston, Umpqua community college, San Bernardino…
A huit reprises, ce sont des universités qui ont été frappées, et à une occasion – la tuerie de Newton –, une école primaire avait été visée. C’était le 14 décembre 2012, vingt écoliers âgés de 6 à 7 ans sont tombés sous les balles d’un tueur solitaire à Newtown, dans le Connecticut, ironiquement située à une cinquantaine de kilomètres de la manufacture Colt, le célèbre fabriquant d’armes.
Inscrit dans la Constitution
Depuis plus de 400 ans, les armes à feu sont brandies comme le symbole de la défense de la démocratie américaine. Le droit de porter une arme, qui remonte à 1791, n’a jamais été remis en question. Armes, liberté et citoyenneté restent étroitement associées. Pourtant, le monde a bien changé depuis cette époque : aujourd’hui, avec une arme moderne, une seule personne peut faire les mêmes ravages que toute une armée autrefois. A mesure que la technologie progresse, le nombre de morts par balles augmente – 30 000 décès par armes à feu aux États-Unis par an, dont 3 000 enfants.
On n’imagine pas à quel point la violence par les armes fait partie du quotidien des Américains : inscrit dans la Constitution, le droit de détenir une arme à feu est considéré comme sacré par la plupart des Américains.
Les Américains possèdent des armes depuis le début de l’histoire de leur pays, à l’époque où il fallait être armé pour survivre. Au départ, il s’agissait de défense et de chasse. Aujourd’hui encore, le pays compte 13 millions de chasseurs, souvent des amoureux des grands espaces. Leur nombre augmente chaque année et leur influence ne cesse de croître. On peut constater que la chasse est souvent profondément ancrée dans la culture locale. Ces chasseurs sont également très actifs dans la défense de la nature. D’ailleurs, ils ont contribué à faire adopter, voici plusieurs décennies, des taxes qui sont prélevées sur les ventes d’armes à feu et qui alimente les fonds de protection de la nature.
La réforme impossible
Chaque tuerie relance le débat sur le port d’armes dans le pays. Toutefois, ce droit a peu de chance d’être modifié. Même dans l’Etat le plus répressif, celui de New York, il suffit d’avoir un permis de port d’armes pour acheter un pistolet au poing. On ne demande aucune connaissance particulière.
Le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis de 1787 dit de manière très explicite que le droit au port d’armes est permis, mais dans le cadre d’une « milice ». Au moment de la guerre d’Indépendance, les colons ont créé des milices qui sont devenues l’armée des États-Unis. Elles sont restées en place aujourd’hui sous la forme de la garde nationale des États. Cette force militaire publique de réserve étant accessible à tous, notamment le week-end où l’on peut assister à des réunions, chacun peut ainsi posséder une arme en se revendiquant de celle-ci.
Depuis deux siècles, tout le monde se bat sur le sens à donner à ce texte constitutionnel. Les opposants au port d’arme expliquent depuis toujours qu’il y a une surinterprétation de cet amendement. En revanche, les pro-armes le prennent à la lettre en récupérant l’histoire américaine à leur compte : les colons se sont défendus par les armes contre les Britanniques, permettant la naissance des États-Unis. Ainsi, le port d’arme est-il devenu une démarche de défense dans la tradition américaine.
Si on ne peut pas effacer ce fléau, on pourrait en revanche en limiter la présence. Les démocrates préconisent ainsi une restriction de certains types d’armes, mais la Constitution, elle, ne prévoit pas de limite. Au début de l’année 2016, le Président Barack Obama a annoncé une série de mesures anti-violence qui devait, entre autres choses, mettre fin à la transmission trop simple des armes dans les foires aux armes – ce qui permet à un grand nombre d’acheteurs de s’en procurer sans subir les contrôles préalables, notamment de casier judiciaire.
Toutefois, le lobby tout-puissant qu’est la NRA est hostile à toute restriction. Par ailleurs, même si le président américain pouvait faire des lois, elles risqueraient d’être retoquées par la Cour suprême qui les déclarerait non-constitutionnelles, en vertu du deuxième amendement. Pour l’instant, la Cour suprême américaine a une interprétation très large de la notion du droit au port d’armes.
Entre le linge de maison et l’électroménager
Au cours des 15 dernières années, le nombre de délits impliquant une arme à feu a diminué mais la législation compte encore trop de lacunes : 99,9 % des armes utilisées lors des crimes ont été obtenues légalement. Les armes à feu font aujourd’hui partie de la société américaine, quasiment au niveau d’objet culturel. Il existe aux États-Unis des Gun Shows, des foires aux armes, où est présenté tout l’arsenal disponible sur le marché. On dénombre plus de 5000 foires tous les ans. La fréquentation y bat des records. On y va en famille, on essaye les fusils, puis on va s’entraîner avec ses enfants sur des champs de tir ; c’est un espace de sociabilité comme un autre.
Aujourd’hui, mêmes les plus banals catalogues de la grande distribution envoyés dans les boîtes aux lettres américaines proposent des armes à la vente. Imaginez le catalogue de La Redoute avec 30 pages de revolvers et de fusils, entre le linge de maison et les appareils ménagers. Et on constate une augmentation des ventes après chaque tuerie. Beaucoup avancent l’argument que si le personnel de l’école Sandy Hook avait été armé, le massacre de jeunes enfants aurait pu être évité. Ce sont les mêmes arguments qui fleurissent à chaque fois.
Les armes sont présentes partout dans le pays, même si on ne retrouve pas le même type à New York que dans l’Arizona : dans les régions urbaines du nord des États-Unis, elles sont principalement issues du phénomène des gangs, alors que la culture du fusil est beaucoup plus présente dans l’Ouest et dans le Sud.
Les États du Sud sont toujours perçus comme en rébellion contre l’État fédéral, contre Washington. Les « sudistes » préfèrent faire confiance aux autorités locales et à l’autodéfense. Au nord, l’Américain urbain, le progressiste qui a voté Barack Obama, ne possède pas d’arme à feu. Il fait confiance, comme en France, aux autorités. Les gens qui vivent dans les zones rurales ne voient pas les choses de cette façon. A leurs yeux, une arme ne sert pas à commettre des meurtres.
Au cœur de la bataille présidentielle
Les hommes politiques n’hésitent pas à exprimer leurs amour pour les armes : Barry Goldwater, grande figure du conservatisme américain, se montrait parfois avec une Winchester à la main. Plus récemment la républicaine Sarah Palin aimait bien faire de même. Dans la campagne en cours, on a pu voir Ted Cruz dans un clip de campagne, montrer ses talents au fusil d’assaut.
Les déclarations d’Obama semblent fortes. On l’a vu en colère et plein de détermination. Pourtant, il n’y a pas grand chose qu’il puise faire : le contrôle par le Parti républicain des deux chambres du Congrès depuis janvier interdit jusqu’à nouvel ordre la moindre réforme sur le sujet, aussi timide soit-elle. La NRA fait d’ailleurs porter l’essentiel de ses efforts sur les États, plaidant inlassablement contre toute forme d’examen des antécédents des acheteurs d’armes, pour l’extension des autorisations des ports d’armes dans des lieux publics. Le feu vert du gouverneur républicain du Texas en faveur de l’autorisation du port d’arme au sein même des établissements universitaires, et contre toute limitation visant les armes semi-automatiques, montre que cela fonctionne.
Toutefois, cette bataille au niveau des États n’est pas toujours à sens unique. Elle s’était traduite dans l’Oregon, en mai 2015, par l’adoption de contrôles des antécédents (judiciaires ou psychologiques) pour les acheteurs d’armes. Mais de tels exemples restent l’exception.
Hillary Clinton a mis au cœur de son programme le contrôle de la vente des armes à feu. Elle affirme que, si elle est élue, elle s’attellera au problème dès son entrée en fonction à la Maison Blanche : interdiction des armes automatiques hors du domicile, vérification des antécédents obligatoire, instauration de contrôles pour les ventes d’armes sur Internet. La candidate démocrate veut légiférer par décret si le Congrès refuse de la suivre et espère réussir dans un domaine où Barack Obama a échoué.
Rien ne dit que ce programme pourra être mis en œuvre, mais Hillary Clinton s’attaque de front au lobby de la NRA. Les candidats républicains ont pris le parti inverse. Donald Trump, en tête dans les sondages, explique qu’il est impossible d’arrêter un déséquilibré. Et que les contrôles envisagés ne serviront à rien.
Jean-Eric Branaa, Maître de conférences politique et société américaines, Université Panthéon-Assas
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.